Les Cendres de la Vierge Cosmique

Publié le 23 mai 2025 à 12:00

I. L’Observatoire

 

Le désert de Sonora est une mer sans rivage. Un espace vide, déchiré de chaleur, où la roche semble saigner sous le soleil. C’est dans cet endroit que Sœur Yuna arriva, accompagnant une mission d’observation auprès des tribus natives. Vêtue de blanc, le voile sagement posé sur son crâne lisse, elle était un éclat de pureté dans cette terre ocre. Elle venait de Corée, d’un couvent strict situé près de Busan, et c’était la première fois qu’elle posait le pied hors d’Asie. Sa supérieure avait encouragé cette mission de quelques mois, pensant que le contact avec d’autres spiritualités renforcerait la foi de Yuna.

 

C’était un observatoire abandonné, en haut d’une falaise, au cœur du désert. Un endroit hors du temps, où les étoiles paraissaient plus proches que les hommes. La bâtisse, jadis fière sentinelle du ciel, croulait doucement sous le vent et la poussière rouge de l’Arizona. Yuna y était entrée par hasard – ou par le fait d’une providence obscure. L’intérieur délaissé était poussiéreux, l’odeur de rouille et de ciel sec s’accrochait aux murs. C’est alors qu’elle la vit.

 

Assise sur l’affût rouillé d’un ancien télescope, nue sous un grand poncho noir ouvert comme une aile, une femme la fixait. La peau brune, tatouée de lignes anciennes entrelacées et de constellations inventées. Des cheveux de jais, tressés comme une carte de son passé. Elle fumait une cigarette roulée, entourée de carnets ouverts. Aiyana Redbird, auteure de science-fiction culte dans certains cercles, native apache et recluse volontaire du monde.

 

« Tu es une vision, ou une erreur d’itinéraire ? » demanda-t-elle sans se lever.

 

Yuna ne répondit pas. Elle ne pouvait pas. Quelque chose en elle se brisa instantanément et s’ouvrit en même temps. La femme se leva, le poncho glissant sur son épaule. Elle avança lentement. Il y avait dans sa démarche lente une autorité animale. Son regard semblait animé d'une pulsation lente, comme si elle avait d’instinct reconnu en Yuna une évidence. Quelque chose d’interdit, de fêlé.

 

« Je m'appelle Aiyana Redbird. J’écris ce que les autres n’osent même pas rêver. Et toi ? »

 

Yuna baissa les yeux. « Je suis Sœur Yuna. »

 

Un sourire se dessina sur les lèvres d’Aiyana. Elle s’approcha, effleura la joue de la novice.

 

« Tu portes la lumière, mais tu es déjà en feu. »

 

II. La Brûlure

 

Elles s’étaient revues, chaque soir.

 

Yuna revenait au camp au matin, les yeux rouges de fatigue, le cœur battant. Elle priait longuement, murmurant des Ave Maria qui ne la lavaient plus. Elle transpirait la nuit dans son lit étroit, sentant encore l’odeur d’Aiyana sur ses doigts, dans sa nuque.

 

La relation était très vite devenue charnelle, presque violente. Ce n’était pas un amour doux. C’était une collision de deux âmes trop pleines. Aiyana désirait, exigeait tout : le corps, les souvenirs, les doutes, la honte. Elle lisait en Yuna comme elle lisait dans un de ses propres manuscrits, soulignant ses failles d’un baiser ou d’un mot cru.

 

La première fois qu’elles firent l’amour, ce fut contre la paroi froide de l’observatoire. Yuna, poussée, plaquée, les bras levés, le souffle court. Le tissu de son habit glissant au sol comme une offrande. Aiyana l’explora sans retenue, sans peur. Chaque soupir de Yuna était une déchirure. Chaque caresse, une guerre perdue perdue par les deux camps.

 

Elles se consumèrent. Corps entremêlés sur le sable, sur une table, dans une baignoire vide, rouillée. Elles inventaient leur lit à chaque fois. Parfois, Aiyana écrivait des scènes de sexe inspirées d’elles, et les lisait et les relisait à voix haute pendant que Yuna la touchait lentement, les yeux embués de larmes.

 

Elles fuirent ensemble. Loin du désert, vers la France, vers le vin, vers l’oubli. La bâtisse près de Saint-Émilion était ancienne, silencieuse, isolée au milieu des vignes, propriété d’un vieil éditeur français qu’Aiyana avait connu dans une autre vie. Loin du désert, c’était un autre exil. Les chambres sentaient le cuir ancien et le vin rouge. Là, dans ce sanctuaire étranger, leur passion se fit plus lente, plus raffinée – mais pas moins brûlante. Les corps dansaient dans les chambres, dans les vignes, au bord d’un puits, n’importe où. Elles se murmuraient des psaumes oubliés transformés en poèmes érotiques. Yuna avait renoncé à la messe. Elle priait avec sa langue, sur la peau d’Aiyana. Elles passèrent des semaines à boire, à écrire, à se prendre, à s’empoigner dans les caves, comme si le monde entier était suspendu à leurs cris.

 

Un soir, Aiyana attacha Yuna nue à un pilier de pierre, la baisa plus violemment que jamais et lui fit promettre qu’elle ne la quitterait jamais. Yuna promit. Sans le savoir, elle mentait : le feu brûle tout. Et les saints ne peuvent aimer les sorcières sans conséquences.

 

III. La Séparation

 

C’est Yuna qui partit.

 

Un matin, elle s’éclipsa. L’aube était tiède. La vigne s’éveillait tout doucement, les feuilles vibraient dans l’air calme. Aiyana dormait encore, nue dans les draps froissés. Yuna s’habilla lentement. Elle caressa les carnets ouverts sur le bureau, lut une phrase écrite à la hâte : « Elle est une anomalie divine dans mon système solaire. » Elle pleura sans bruit. Puis déposa, sur le carnet d’Aiyana, les perles du chapelet qu’elle avait brisé la veille. Et une dernière note : « Je ne suis pas faite pour rester. Mais je t’emporterai jusque dans mes cendres. »

 

Aiyana hurla. Elle cassa une bouteille contre le mur. Elle s’effondra nue sur le carrelage froid, le sang mêlé au vin renversé. Elle erra pendant des heures dans les vignes, griffée, frôlant la folie. Elle buvait à la bouteille, hurlant le nom de Yuna comme une incantation interdite. Puis elle s’enferma. Elle n’écrivit rien pendant des semaines. Et quand l’encre revint, elle saigna. Elle écrivit d’une traite un long roman, le plus sombre, le plus mystique de sa carrière : Les Cendres de la Vierge Cosmique. Une fresque galactique où une religieuse mutante s’unit à une guerrière stellaire dans un amour sans limites qui détruit des mondes. Sur la page de garde, quelques mots seulement : « L’amour comme apocalypse. » Censuré dans plusieurs pays, adulé ailleurs, les Cendres de la Vierge Cosmique devint un livre culte.

 

Yuna, elle, disparut définitivement. Aucun couvent ne la rechercha. Aucune trace. On parla d’elle comme d’un ange perdu. Certains la crurent morte, d’autres recluse dans un monastère oublié. Mais parfois, dans des salons du livre, on remettait à Aiyana une carte avec un unique mot en coréen : « Souvenir. » Et elle comprenait. Elle ne la revit jamais. Pourtant, chaque fois qu’elle écrivait sur l’amour, elle commençait par une silhouette blanche au milieu du désert, et un feu qui ne s’éteindrait jamais.

 

Elle savait qu’elle mourrait sans revoir Yuna. Mais quelque part, dans une autre vie ou une autre histoire, peut-être se toucheraient-elles à nouveau. Peut-être. Et ce doute infinitésimal, ce minuscule vertige, suffisait à la faire écrire encore.

 

Elles étaient devenues ce que nul n’ose : un amour sans pardon, une prière sans dieu, un feu sans cendres.

 

IV. La Solitude

 

Yuna marcha pendant des semaines. Elle traversa la France, puis prit des avions sans destination choisie. Elle effaçait ses traces à chaque étape. Elle abandonna son nom. Reprit son prénom de naissance : Hae-Won. Elle finit par trouver refuge dans un couvent oublié, dans les hauteurs de l’Équateur. Mais les murs de pierre et les crucifix ne suffirent pas. Car ce n’est pas le monde qu’elle fuyait, mais le visage d’Aiyana, inscrit dans sa mémoire comme un stigmate brûlant.

 

Les sœurs la trouvèrent étrange. Silencieuse, intense. Elle priait la nuit, parfois nue dans la chapelle. Elle gravait des poèmes sur des morceaux d’écorce, écrivait à l’encre noire sur sa peau avant de se laver longuement dans les ruisseaux.

 

Puis elle quitta le couvent sans prévenir. Elle rejoignit une mission isolée dans la Cordillère des Andes, dans un village sans route. Là, elle vécut simplement. Elle soignait les enfants avec des remèdes qu’elle inventait, cultivait les herbes, cousait des vêtements. Elle parlait peu. Mais parfois, la nuit, elle fixait longuement le ciel et murmurait des mots dans une langue que nul ne comprenait, ni coréen, ni espagnol. Une langue inventée entre deux corps, dans un désert oublié.

 

Yuna mourut sans éclat, comme une lampe qui s’éteint faute d’huile. Ce fut à la fin de la saison sèche, dans la petite pièce de torchis qu’elle habitait en surplomb du village. La fièvre l’avait gagnée lentement, jour après jour, comme une amante douce et insistante. Elle refusait les soins, murmurant qu’elle avait déjà été guérie une fois – et que cette seconde guérison, plus intime, ne nécessitait ni médecin ni prière. Elle passait ses dernières heures allongée sous un drap fin, les yeux mi-clos, le souffle presque imperceptible. Les enfants du village venaient parfois lui tenir la main sans comprendre, déposant des fleurs sauvages à ses pieds.

 

Son dernier geste fut de presser entre ses doigts un petit rameau sec de vigne, qu’elle avait conservé depuis la France. Elle le porta à ses lèvres comme une hostie païenne. Et dans un murmure presque inaudible, elle prononça le nom d’Aiyana. Non pas dans la douleur, mais dans une forme d’acquiescement serein, comme si la boucle était enfin refermée. Puis elle s’endormit, et ne se réveilla plus. Son visage, après la mort, exprimait une paix étrange : celle des âmes qui ont brûlé, aimé, chuté – et pardonné en silence.

 

V. Neuf ans après

 

Aiyana Redbird descendit très lentement du pick-up, sa canne frappant la pierre du quai avec un rythme tranquille. Le village bolivien, caché dans un repli silencieux de la Cordillère des Andes, était figé dans un éternel automne. Des enfants jouaient sous les arbres. Le vent portait une lourde odeur de cendres, de terre et d’encens.

 

Elle avait suivi une rumeur. Un journaliste chilien, lecteur fidèle, lui avait un jour parlé d’une ancienne religieuse qui vécut un temps dans les montagnes, soignant les enfants et priant sous les étoiles. Elle n’y avait pas cru. Pas vraiment. Mais le nom – Yuna – revenait trop souvent. Et depuis deux ans, dans les salons du livre, plus aucun souvenir.

 

Elle traversa le village lentement. On lui montra un petit cimetière, en terrasse, adossé à la roche. Il y avait là une tombe récente, simple. Une pierre sans photo, juste un mot gravé en coréen : « Souvenir. »

 

Aiyana s’agenouilla, douloureusement. Sortit de sa poche un fragment de chapelet – les perles qu’elle avait gardées toutes ces années. Elle les déposa sur la tombe. Elle ne pleura pas. Il n’y avait plus de larmes.

 

Cette nuit-là, dans sa chambre à l’auberge, elle relut son propre roman et – pour la première fois – ajouta une toute dernière phrase :

 

« Elles se retrouvèrent, quelque part dans les cendres d’un astre mort, et s’aimèrent jusqu’à la fin du silence. »

 

On remit à Aiyana une lettre jamais expédiée, trouvée par hasard entre les pages d’un recueil de poèmes de Yolanda Bedregal :

 

« Aiyana,

 

Je ne sais plus comment on écrit ton nom sans trembler. Je l’ai pourtant tatoué mille fois sur les parois de mon esprit. Tu es ma blessure et mon miracle.

 

Chaque nuit je rêve que tu me lis. Tu lis sur mon ventre, sur mes lèvres, sur mes silences. Tu me lis comme tu lisais les étoiles – non pour les comprendre, mais pour t’y perdre.

 

Je suis redevenue poussière. J’enseigne aux enfants des chants que je ne comprends pas moi-même. Je tisse – pour personne – des vêtements sans forme, mais je brode ton initiale au fil invisible, dans chaque ourlet.

 

Je t’ai abandonnée, mais tu m’as transformée. Je suis une maison vide qui résonne encore de ta voix et de tes pas. Tu es en moi comme une semence brûlante que je ne peux faire taire.

 

Si jamais tu trouves cette lettre, ne pardonne pas. Aime. Juste aime. Jusqu’au bout.

 

Hae-Won / Yuna »

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