La neige tombait lentement, en lourds flocons silencieux, engloutissant le paysage dans un linceul uniforme. Là, face au vieux fort éventré, dressé comme un squelette de pierre noire sur la colline, une jeune femme attendait. Pieds nus dans la poudre glacée, les orteils déjà rouges de froid, elle fixait le vide, là où, des mois plus tôt, sa mentor avait disparu sans retour — cette Amie cruelle et magnétique, plus âgée, plus dure, plus belle encore dans sa sévérité que dans ses caresses.
Le vent cinglait la lande. Il giflait sa peau, remontait sous sa robe trop légère, jouait avec les pans de tissu comme s’il voulait lui arracher, miette par miette, les derniers restes de chaleur. Elle n’avait pas pleuré depuis longtemps. Elle ne pleurerait pas ce soir non plus. Elle avait promis.
Les doigts engourdis tremblèrent lorsqu’elle tira sur le nœud de son manteau. Le tissu tomba à ses pieds dans un bruit étouffé, avalé par la neige. Dessous, une robe simple, fine, collée à son corps par l’humidité du vent. Elle ferma les yeux, inspira une dernière fois le parfum fantôme de l’autre — celle qui l’avait tout appris, tout pris — et commença.
D’abord, elle dénuda ses poignets, lentement, comme on se délie d’une chaîne aimée. Puis, dans un geste plus tremblant que voulu, elle abaissa la fermeture de sa robe, dans un crissement presque indécent, brisé par le hurlement du vent. La robe glissa de ses épaules, dévoilant la pâleur spectrale de son dos, parcouru de frissons qu'on aurait cru dus au froid — mais non. C’était autre chose. Un souvenir. Une attente. Une offrande.
Elle n’avait gardé qu’un débardeur noir, trop fin, et une culotte en coton, usée. Elle hésita. Le vent se glissa sous le tissu comme une main inquisitrice. Elle leva les bras, arracha presque le haut, qu’elle jeta derrière elle comme un chiffon inutile. Ses seins, menus, tendus par le froid, devinrent deux promesses fermes sous la morsure de l’air. La douleur était là, réelle, mais elle l’accueillait. Elle l’avait méritée. Elle la voulait.
Chaque vêtement enlevé était un hommage. Une prière nue, adressée à celle qui n’était plus là pour juger. Elle se pencha, lentement, fit glisser sa culotte le long de ses hanches, puis de ses cuisses nues. Une seconde, elle resta accroupie, nue dans la neige, les jambes repliées, les bras croisés sous sa poitrine. Le vent hurla dans les ruines comme un cri d’orgasme oublié. Elle se redressa.
Totalement nue désormais, offerte au froid, à la nuit, à cette mémoire qui lui serrait la gorge, elle fit quelques pas dans la poudreuse. Sa peau, rougie, zébrée par les morsures du vent, semblait prise dans une transe entre douleur et extase. Elle titubait presque, mais continua. Jusqu’à atteindre l’embrasure du vieux portail du fort.
Là, elle s’arrêta. Une main se posa sur son ventre. Une autre entre ses jambes. Ce n’était pas une caresse. C’était une marque. La sienne. Celle de l’Autre. Celle qui n’était jamais vraiment partie.
Elle resta ainsi, nue dans le vent, les bras ballants, les cheveux plaqués par la neige fondue sur son front, les jambes tremblantes non d’hésitation, mais de cette excitation féroce que seul le froid le plus cruel pouvait faire naître. Elle s’était préparée depuis des jours. Depuis qu’elle avait senti que l’absence ne serait plus jamais comblée.
Chaque matin, elle avait répété les gestes. Lentement. Religieusement. Comme un rite. Défaire un bouton, relever une jupe, soulever les bras au ciel, sentir l’air mordre les aisselles, les reins, les lèvres humides et bleues de son sexe. Elle avait appris à aimer cette douleur. Parce qu’elle lui appartenait. Parce qu’elle était son legs.
Elle se redressa complètement, cambrée, nue face à la tempête. Sa silhouette maigre vibrait, les pointes de ses seins raides comme le bois sec, le ventre contracté par les rafales, les cuisses écartées à peine, comme si elle offrait au vent l’accès que l’Autre seule avait jamais pris. Il n’y avait plus de pudeur. Il n’y avait plus de rôle. Plus de masque. C’était elle, seule, dans toute sa vérité.
Un gémissement s’échappa de ses lèvres gercées. Une plainte brève, presque animale. Non pas un appel, mais une confirmation. Elle ne jouerait pas à être belle. Elle n’était pas belle. Elle était nue, violente, glacée, offerte. Une bête dressée. Une enfant sans guide. Une amante sans chaîne.
Ses mains glissèrent le long de ses flancs, puis se posèrent à nouveau sur son ventre, ses hanches, ses fesses déjà engourdies. Elle se pinça, griffa, comme pour ranimer un peu de chaleur, ou faire jaillir le souvenir de coups plus anciens, administrés avec science, avec cette maîtrise cruelle qui la faisait haleter de honte et d’adoration. Elle se courba, les paumes contre ses genoux, haletante, et, les yeux fermés, sentit à nouveau la voix de l’autre dans son oreille :
« Plus lentement. Prends ton temps. Tu es à moi, et chaque seconde de ta nudité doit me revenir. »
Et elle obéissait encore. Même seule.
Elle se laissa glisser à genoux dans la neige. La morsure du sol lui arracha un hoquet. Mais elle ne bougea pas. La neige collait à sa peau, entre les jambes, sous ses seins. Elle laissa sa main effleurer ses lèvres, sa gorge, puis descendre — un toucher hésitant, trop froid pour être agréable, mais assez précis pour réveiller ce qu’elle croyait mort. Elle pleura sans larmes. Le froid les avait volées. Mais le sang battait, là-bas, tout au fond, comme une braise folle.
Le fort, derrière elle, restait impassible. Noir, muet, éclaté. Comme sa mémoire. Comme cette promesse non tenue :
« Je reviendrai. Tu m’attendras nue. »
Elle avait attendu. Trop longtemps. Elle n’était jamais revenue. Peut-être morte. Peut-être simplement lasse.
Mais ce soir, c’était à elle d’écrire la fin. Et cette fin serait une offrande.
Elle se coucha dans la neige. Dos nu. Bras en croix. Les jambes entrouvertes. Elle grelottait violemment, chaque muscle tendu, chaque nerf vibrant d’angoisse et de jouissance mêlées. Elle ne jouait plus. Elle priait. Corps contre la mort. Corps contre le vide.
Et dans cette transe gelée, elle sentit — ou crut sentir — des doigts invisibles revenir sur sa peau. Des doigts secs, fermes, cruels. Une paume contre sa gorge. Une autre entre ses cuisses. Des mots durs. Des ordres. Des caresses qui blessaient.
Elle gémit. Se cambra. S’ouvrit encore. Offerte. Fidèle.
Une tempête se leva dans les collines. Le vent hurla si fort qu’il fit vibrer les pierres du vieux fort. Et dans ce vacarme, dans ce chaos de neige, de froid, de douleur, elle cria. Longuement. Un cri sans nom. Ni demande. Ni regret. Juste un adieu.
Un oiseau s’envola du fort. Et plus rien ne bougea.
Ce ne fut que plusieurs jours plus tard qu’un berger, poussant ses moutons vers des pâturages plus bas, remarqua des empreintes anormalement profondes dans la neige durcie, au pied du vieux fort. Il s’approcha, intrigué par ces traces nues, fragiles, et suivit la ligne incertaine qu’elles dessinaient, sinueuse, hésitante, comme écrite par un esprit errant.
Il trouva d’abord les vêtements. Posés l’un après l’autre, dans un ordre étrange et rigide, comme dans une procession. Le manteau, gelé raide. Une robe, durcie par la neige fondue puis regelée. Un débardeur noir, froissé, déchiré au col. Une culotte, à moitié ensevelie. Rien d’autre.
Puis il la vit.
Elle était couchée sur le dos, les yeux ouverts vers le ciel d’un bleu pâle, la bouche à demi ouverte, givrée. Les bras légèrement écartés, les jambes aussi, dans une position presque indécente, mais il n’y avait rien de vulgaire dans ce tableau. Seulement quelque chose d’archaïque, d’oublié, comme une offrande humaine à des dieux anciens qu’on ne prie plus. Un sacrifice muet à une divinité disparue.
On ne trouva aucun signe de lutte. Aucun coup. Aucune agression. Aucune inscription. Son corps était intact. Presque paisible, malgré la pose. Les autorités parlèrent d’un trouble mental. D’un suicide par exposition volontaire. De folie mystique. Le dossier fut classé.
Mais les rumeurs, elles, se propagèrent dans les villages alentours. Certains disaient qu’on l’avait vue les jours précédents errer pieds nus dans les bois, parlant à voix haute, comme à une ombre. D’autres affirmèrent avoir entendu, dans la nuit même de sa mort, des éclats de rire féminins tournoyer autour du fort, portés par le vent, suivis de gémissements étouffés, comme d’un plaisir trop longtemps retenu.
Les plus anciens murmurèrent le nom d’une femme venue autrefois dans cette région, belle et sèche, autoritaire, qui traînait avec elle une jeune fille docile, au regard perdu. On les avait vues s’aimer, s’affronter, disparaître ensemble dans des chemins de neige et de boue. Puis, un jour, l’aînée était repartie seule. Et l’autre était restée.
Personne ne réclama le corps. Personne ne sut son nom.
On l’enterra sans cérémonie, dans un carré anonyme. Mais certains affirment que, parfois, à la nuit tombée, une silhouette nue erre encore autour du fort. Qu’elle s’arrête, lentement, se dénude de nouveau, et s’allonge dans la neige. Qu’elle chuchote des mots que le vent emporte. Et que toujours, juste avant de disparaître, elle murmure :
« Je suis encore à toi. »
Ajouter un commentaire
Commentaires
j'aime toujours autant, Raphaëlle!
merci beaucoup!