L’escalier mécanique

Publié le 6 mai 2025 à 12:00

Elles étaient debout, figées au bord de la séparation. Autour, le vacarme de l’aéroport s’écrasait contre leur silence, ce genre de silence qui contient tous les mots qu’on ne sait pas dire. Claire avait les yeux rouges mais secs, Lucie pleurait en silence. Le vol était annoncé, et l’escalier mécanique menant aux portes d’embarquement avait ce ronron régulier qui semble emporter les gens comme le temps lui-même.

 

— Je reviendrai, avait dit Claire.

— Non, tu ne reviendras pas, avait répondu Lucie, calmement. Et c’est normal.

 

Elles s’étaient enlacées longtemps, sans promesse. Claire partait pour New York, un poste en or dans une grande agence d’urbanisme, l’avenir rêvé qu’on lui avait toujours promis si elle faisait tout « comme il faut ». Elle avait fini par céder, acceptant ce que tant lui enviaient. Et Lucie… Lucie ne s’en était jamais vraiment souciée. Elle vivait dans un atelier désordonné, peignait des fresques sur les murs d’immeubles abandonnés, et prenait la vie comme un chantier sauvage.

 

La dernière chose que Claire vit, en haut de l’escalier, fut le visage de Lucie se perdant dans la foule. Elle voulut faire demi-tour. Mais déjà son billet était scanné, son corps engagé, son cœur en vrac.

 

Lucie, d’abord, tenta de continuer comme si rien n’avait changé. Elle peignait toujours, buvait des cafés froids, riait parfois. Mais les couleurs avaient pâli. Claire manquait partout : dans les draps du matin, dans les silences du soir, dans les détails de la vie. Les jours passaient, et un jour, elle cessa de répondre aux messages. Puis elle vendit quelques toiles, quelques meubles, et laissa son atelier vide.

 

Un matin, elle disparut.

 

Pas de lettre. Pas d’explication. Pas de scène dramatique. Juste l’absence.

 

Claire chercha. Elle appela des amis communs. Elle revint même quelques jours à Paris, à l’improviste. Mais l’atelier était vide, et les murs, repeints. Il n’y avait plus rien de Lucie, pas même une trace.

 

Seul restait un petit carnet à la couverture tachée de peinture, abandonné entre deux planches disjointes du plancher. Le journal intime de Lucie, ou du moins ce qu’il en restait.

 

19 février

Elle part dans trois jours. Je fais semblant d’être forte mais je me liquéfie. La nuit, je l’écoute respirer, et j’ai envie de pleurer dans ses cheveux. Je déteste cette ville où je vais rester sans elle. Mais je refuse de courir derrière ce qu’on m’arrache.

 

2 mars

Je ne l’ai pas appelée. Pas une fois. Elle m’écrit, elle insiste doucement, comme on tape à une porte qu’on sait déjà fermée. J’efface ses messages. Elle ne comprend pas encore qu’il faut parfois mourir un peu pour se sauver tout entière.

 

27 mars

Cette nuit j’ai rêvé que je me déshabillais lentement dans une gare vide. Personne ne me regardait, et pourtant j’avais honte. J’ai compris en me réveillant : il ne faut plus rien emporter. Ni vêtements, ni souvenirs. Si je veux m’effacer, il faut que même le miroir oublie mon visage. J’ai commencé à arracher mes toiles. Mon corps aussi me pèse. Peut-être qu’on peut s’abandonner comme on quitte une pièce en laissant la lumière allumée. Peut-être que c’est ça, la paix.

 

Personne ne savait où elle était partie. Ses comptes étaient clos, son téléphone désactivé. La seule piste, bien maigre, fut un chauffeur de Uber interrogé par hasard : il se souvenait d’elle. Il disait l’avoir déposée à la Gare du Nord, pieds nus et sans bagages, à l’aube. Elle ne lui avait presque pas parlé, sauf pour dire en souriant :

— Je vais là où on n’attend personne.

Puis elle était descendue sans se retourner.

 

Les années passèrent. Claire devint ce qu’elle devait être : brillante, efficace, reconnue. Mais dans les soirées mondaines, dans les hôtels de luxe, sur les balcons des gratte-ciels, elle pensait toujours à l’escalier mécanique. Elle y revoyait Lucie, immobile, le cœur grand ouvert, et elle-même en train de monter, lentement, vers un monde plus net, plus propre — mais vide.

 

Un jour, dans une ville d’Amérique du Sud, elle vit un graffiti sur un mur décrépi. Une silhouette qu’elle connaissait. Un style qu’elle n’avait pas oublié. Un message griffé en bas, en lettres minuscules : « Peut-être qu’un jour tu comprendras. »

 

Elle s’arrêta longtemps devant.

Mais le mur ne bougea pas.

 

Et Lucie, encore une fois, était déjà partie.

 

Claire mit des années à se résoudre à chercher vraiment. La vie l’avait emportée — promotions, déménagements, rencontres, désillusions — mais toujours, comme une pierre dans sa chaussure, Lucie était restée là. Présente par son absence.

C’est à l’approche de ses quarante ans, alors que tout autour semblait enfin rangé, qu’elle sentit le vide s’élargir. Ce n’était plus une nostalgie : c’était une douleur nue, que rien ne venait apaiser.

 

Elle recommença alors, méthodiquement, obsessionnellement. Elle fouilla d’anciens mails, interrogea d’anciens amis, recoupa des pistes absurdes. Elle retrouva ce chauffeur de Uber, vieux désormais, qui parlait d’elle comme d’un fantôme doux. Claire alla jusqu’à interroger des graffeurs anonymes, des archivistes d'art urbain, même un ancien douanier qui se souvenait vaguement d’une Française qui voyageait sans passeport. Tout était trouble, chaque indice menait à une autre impasse. Jusqu’au jour où, dans un forum perdu, elle tomba sur une photo. Une fresque. Signée L.

 

Elle n’osa y croire d’abord. Mais la signature, la forme des lettres, la violence calme des couleurs… C’était Lucie.

 

La fresque se trouvait à Samaipata, un village bolivien suspendu aux flancs de la Cordillère orientale. Claire y vola sans prévenir quiconque, comme on court vers un dernier mirage. Là-bas, dans l’air mince et clair, elle interrogea, chercha, montra des photos. Une vieille femme se souvint. Une étrangère, silencieuse, aux yeux tristes. Elle peignait les murs du dispensaire. Elle aidait à soigner les enfants. Elle ne parlait jamais de son passé.

 

Un jour, elle était partie seule pour une randonnée dans les hauteurs. Elle n’en était jamais revenue. On l’avait cherchée pendant plusieurs jours, avec des mules, des guides, des lampes frontales dans la brume, et même un vieil hélico. On avait fini par retrouver son corps loin des sentiers, au pied d’un éboulis, comme si la montagne elle-même l’avait doucement reprise.

 

Il n’y avait pas eu d’enterrement. Juste une tombe, simple, de terre et de pierre, sous un arbre.

 

Claire la trouva au bout d’un chemin de poussière. Il n’y avait pas de nom, juste une plaque rouillée, et cette phrase gravée en français par on ne sait qui :

 

« Je ne suis pas partie. J’ai juste appris à m’effacer. »

 

Elle resta là longtemps. Puis elle s’assit dans l’herbe sèche, et pour la première fois depuis des années, elle pleura. Non pas de regret. Mais de soulagement. Parce qu’elle savait. Parce que Lucie avait existé jusque-là. Parce qu’elle avait trouvé la fin du chemin.

 

Et qu’enfin, elle pouvait redescendre.

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Commentaires

ninasoumis
il y a un mois

Claire...Lucie....séparées mais pas vraiment....
C'est passionnant... enfin, moi, je trouve!
Merci Beaucoup Raphaëlle!