Les buveuses d’orage

Publié le 5 mai 2025 à 12:00

La pluie tombait dru sur la plaine désertée, rythmant la nuit d’un martèlement sourd. Au pied d’un arbre noueux, Anya s’était assise, trempée jusqu’aux os, la peau luisante de pluie et d’alcool. Le cuir de sa veste collait à son corps comme une seconde peau. À chaque éclair, le ciel déchirait la nuit d’une lueur froide et bleue, révélant brièvement la silhouette de la femme debout quelques mètres plus loin.

 

Elena grattait les cordes de sa guitare en silence. Elle ne jouait pas vraiment. Elle effleurait. Elle invoquait. Ses yeux sombres restaient fixés sur Anya, qui portait à ses lèvres la bouteille de Jack Daniel’s comme si elle buvait le ciel.

 

Tout avait commencé deux heures plus tôt, quand elles avaient abandonné leur abri de fortune — une cabane à moitié écroulée — et étaient sorties dans la tempête, ivres d’ennui et de colère. Elles n’avaient pas parlé. Elles n’en avaient plus besoin. Depuis des mois, elles erraient ensemble, une fuite lente et sans destination après ce qui s’était passé. L’incendie. Le sang. Le silence qui avait suivi.

 

Le vieil arbre semblait être le seul témoin encore debout de leur monde effondré. Elles s’étaient arrêtées là, sans raison, comme si c’était l’endroit désigné pour que quelque chose se termine. Ou commence.

 

Anya leva les yeux vers Elena. La guitare dégoulinait de pluie, mais les doigts de la musicienne n’avaient jamais cessé de frôler les cordes. Un air se dessinait, fragile, incantatoire, entre les grondements du tonnerre. Un chant de fin du monde.

 

La bouteille à moitié vide, Anya se mit à rire, un éclat rauque et bref. Puis elle se leva lentement, titubante, les pieds nus dans la boue, et tendit la bouteille à Elena.

 

— À toi, murmura-t-elle.

 

Elena la fixa, impassible, puis posa la guitare contre le tronc. Elle prit la bouteille sans un mot et but à son tour, ses lèvres effleurant le verre encore chaud du souffle d’Anya.

 

Elles restèrent là, face à face, dans la pluie, deux âmes perdues sous un ciel en colère. Les objets autour d’elles — une vieille malle, une gourde cabossée — vestiges d’un passé trop lourd, semblaient s’effacer dans l’ombre.

 

Puis, lentement, Elena posa la bouteille à terre. Elle prit la main d’Anya, sans sourire, sans promesse. Le ciel grondait encore. Mais à cet instant précis, il n’y avait plus que le souffle chaud de l’orage, et leurs deux mains entrelacées dans l’humidité de la nuit.

Ajouter un commentaire

Commentaires

Il n'y a pas encore de commentaire.