Esther

Publié le 4 mai 2025 à 12:00

Elle disait s’appeler Esther, ou parfois Lia, parfois encore Myriam, selon les villes, les visages, les caprices du vent. Toujours seule, toujours pieds nus, elle errait d’un siècle à l’autre comme on glisse d’un rêve au cauchemar, les boucles sombres tombant sur ses épaules nues, un mince châle couvrant à peine sa poitrine, une étoile cousue sur la doublure de son manteau invisible.

 

On la vit d’abord à Lübeck, dans l’ombre froide d’un comptoir hanséatique, où elle vendait des philtres et des mots oubliés en hébreu ancien aux diplomates protestants et aux marchands de fer. Nul ne savait d’où elle venait. On chuchotait qu’elle avait vu Jérusalem brûler. Qu’elle avait fui Prague sous les pogroms. Qu’un cardinal, à Rome, avait tenté de l’exorciser et s’était pendu le lendemain. Rien ne collait tout à fait. Et elle ne démentait rien.

 

À Hambourg, elle passa pour une courtisane instruite, une enchanteresse des salons. À Amsterdam, elle peignit des miniatures obscènes pour les marins portugais. À Vienne, elle traversa masquée les escaliers d’un palais impérial, nue sous son manteau brodé, croisant les archiducs en rut, leurs désirs suintant sous la dentelle. On la retrouvait souvent au petit matin, assise seule dans les jardins gelés, les pieds bleuis mais le regard incandescent.

 

Esther était de celles que l’on désire mais que l’on ne possède jamais.

 

Elle n’avait ni patrie, ni âge, ni avenir visible. Mais partout elle semait des indices, des murmures, des confessions arrachées à l’oreille au milieu d’un bal, à l’ombre d’un confessionnal ou entre deux soupirs dans un lit de soie. Elle connaissait les noms secrets des espions saxons, les vices des évêques galants, les failles des banques génoises. Elle portait la mémoire d’un peuple sans repos, et l’arme d’un savoir interdit.

 

À Venise, un soir de carnaval, elle entra dans le Palazzo Grimani vêtue d’un simple masque d’onyx et d’un collier de perles noires. Elle dansa avec un prince travesti, but le vin de cyprine d’une duchesse vieillissante, effleura la joue d’un inquisiteur déguisé en mendiant. Quand l’aube vint, une ambassade entière s’était compromise, et un coffre de lettres compromettantes avait disparu.

 

On murmura ensuite qu’elle avait été enlevée. Vendue. Tuée. Mais on continuait de la voir. À Paris, on jura l’avoir croisée, pieds nus, dans les ruelles près du Palais-Royal, riant avec un voleur de vers. À Cracovie, elle aurait récité la Kabbale à un officier ivre. À Constantinople, elle aurait été la compagne d’un eunuque persan.

 

Toujours pieds nus. Toujours fuyante. Et dans chaque ville, un peu plus insaisissable.

 

Certains disent qu’elle était immortelle. D’autres qu’elle était une espionne au service des Rothschild. Ou un ange déchu. Ou la dernière descendante d’une tribu d’Israël.

 

Mais il se pourrait aussi qu’elle n’ait été qu’une femme. Une femme qui avait vu l’Europe se tordre dans ses masques, ses orgies et ses dogmes. Une femme qui avait fait de sa fragilité une arme, de sa nudité un drapeau, et de son exil un royaume.

 

Elle errait encore, disait-on, quand le siècle se brisa.

 

Épilogue — 27 novembre 2027, Vienne

 

Une neige presque irréelle couvrait la vieille ville, légère et brillante comme de la cendre d’ange. Le quartier des ambassades, aux façades classiques et aux vitres teintées, dormait sous les halos orangés des réverbères, dans un silence ouaté de diplomatie. Peu d’ombres y passaient à cette heure, si ce n’est celles qui ne veulent pas être vues.

 

Une berline allemande noire aux vitres fumées glissa sans bruit dans une ruelle perpendiculaire à la Reisnerstraße, ses pneus murmurant sur la neige. Rien ne trahissait son appartenance, sinon ce minuscule blason, à peine gravé, sur l’aile avant : un motif ancien, vaguement hébraïque, stylisé à l’extrême.

 

Elle s’immobilisa entre deux bâtiments aux cours intérieures closes. Le moteur s’éteignit. Un silence très dense retomba, presque trop parfait.

 

Alors, la portière arrière s’ouvrit dans un souffle hydraulique.

 

Une jambe fine apparut, nue jusqu’à la hanche, puis l’autre, puis une silhouette toute entière, frêle et longiligne, qui se redressa lentement hors du cuir de la voiture comme une apparition.

 

Elle était nue. Totalement. La peau pâle comme le givre, les cheveux sombres lâchés en une crinière qui s’humidifiait déjà sous les flocons. Aucune trace sur son corps, aucun bijou, rien qu’un regard – si quelqu’un avait été là pour le capter – d’une profondeur déconcertante. Pas de peur, pas de gêne. Une absolue certitude tranquille.

 

Elle resta un instant là, debout dans la neige, comme si elle écoutait quelque chose que le monde ne percevait pas. Puis elle fit un pas. Pieds nus, bien sûr. Un autre. Et un autre. La neige crissait à peine sous sa démarche souple.

 

Puis elle s’enfonça dans l’obscurité d’une allée secondaire, entre deux murs couverts de vigne sèche. Aucune alarme ne sonna. Aucune caméra ne sembla la suivre. L’arrière de la voiture se referma sans bruit, et le véhicule repartit, lentement, comme un automate obéissant à une ancienne promesse.

 

Plus tard, un veilleur de nuit jura avoir vu une silhouette féminine passer près du portail d'une ambassade. Elle s'était tournée vers lui, un instant. Il parlait d’yeux qui n’étaient ni vieux ni jeunes. D’un souffle chaud dans l’air glacé. Mais le rapport officiel n’en fit aucune mention.

 

Et rien, dans les archives diplomatiques ou les journaux du lendemain, ne fit état du moindre incident.

 

Juste cette trace de pas nus dans la neige, qui s’effaçait déjà sous le vent venu du Danube.

 

Et le soupçon, persistant, d’une histoire qui n’était pas tout à fait terminée.

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