I – Le Lys Noir
Isabeau se tenait devant le miroir terni de sa chambre, une main sur la hanche, l’autre glissant lentement le long de sa cuisse nue. La lumière de la chandelle dansait sur sa peau d’albâtre, marbrée de l’ombre des voilages. Ses cheveux, d’un noir profond aux reflets de vin rouge, ondulaient jusqu’au creux de ses reins comme une rivière sombre. Ses yeux, couleur ambre sauvage, fixaient leur reflet sans cligner. Ils n’avaient rien d’innocent. Ils avaient vu des rois trébucher, des prêtres supplier, et des Templiers pleurer.
Elle n’était ni belle ni laide, mais inoubliable. Une présence qui hantait. Un visage de sorcière, disaient certains, avec sa bouche trop pleine, ses pommettes hautes, son regard de bête des bois. Elle portait toujours une robe de lin noir, fendue trop haut pour être décente, lacée trop bas pour être sage. Isabeau savait comment l’on regardait un corps — elle savait s’en servir comme une dague.
L’auberge du Lys Noir, à Saint-Jean-d’Acre, n’était qu’une façade. On y entrait pour boire, on y restait pour parler. Ou pour se taire, les lèvres occupées à d’autres offices. La guerre de Terre sainte avait peuplé la ville de moines soldats assoiffés et d’ombres errantes. Les Templiers venaient là en secret, pour fuir l’armure et les prières. Et presque tous, à un moment ou un autre, avaient cédé au charme d’Isabeau.
Cette nuit-là, elle attendait frère Baudouin. Un capitaine du Temple, rugueux et pieux, mais faible après deux coupes de vin. Il l’aimait à genoux, les mains crispées sur ses hanches, la voix haletante de prières déformées. Elle, pendant ce temps, retenait chaque mot qu’il murmurait à l’oreille de la putain, pensant qu’elle n’était qu’un corps creux.
Mais Isabeau n’oubliait rien.
II – Le Pacte de l’Ombre
Elle n’était pas libre. Elle appartenait à une autre cause, un cercle plus ancien que les Templiers eux-mêmes. Loin en Occident, un réseau de lettrés et de nobles avait juré de faire tomber l’Ordre du Temple. Ils l’accusaient d’hérésie, de trésor caché, de magie orientale. Ils avaient besoin d’un œil, d’une oreille, d’une femme.
Elle avait accepté. Pas par loyauté. Mais parce qu’elle voulait voir ce monde flamber.
Une nuit, elle s’était glissée dans la chambre d’une jeune novice hospitalière, Maëlle. Belle comme une vierge de vitrail, pâle, tremblante. Isabeau l’avait embrassée dans le silence, lentement, avec cette douceur qui fait hurler. Elles avaient glissé ensemble dans les draps, peau contre peau, soupirs étouffés contre l’oreiller. Maëlle avait pleuré après. Isabeau, non.
Car dans la commode de Maëlle se trouvait une clé — ouvrant une crypte secrète sous le quartier général du Temple.
III – Arnaud
Puis il y eut Arnaud de Montferrand. Il était jeune, blond comme les blés d’Aquitaine, au regard trop pur pour cette ville de sang. Il l’avait regardée sans désir, la première fois. Avec une pitié étrange. Comme si elle n’était pas qu’un corps. Et cela l’avait troublée plus que toutes les mains d’hommes sur ses seins.
Il revenait chaque nuit, non pas pour la posséder, mais pour parler. Il lui racontait ses doutes, ses cauchemars, sa foi blessée. Il la regardait comme une âme perdue. Il l’aimait. Et lentement, insidieusement… elle l’aima aussi.
Ils firent l’amour une seule fois. Sur le toit de l’auberge, à la lueur de la lune, sans parole. Ce ne fut pas violent, ni sale, ni marchandé. Ce fut vrai. Et ce fut un désastre.
Car dès le lendemain, elle reçut l’ordre de livrer le Lapis Lux, une relique dissimulée dans les profondeurs du Temple, que l’on disait capable de révéler la vérité divine à quiconque la tenait. Arnaud, sans le savoir, détenait l’un des fragments de l’ancien texte codé permettant d’y accéder.
IV – La Dernière Nuit
Elle l’attira à elle une dernière fois. Il s’endormit dans ses bras, la respiration paisible, la bouche contre sa poitrine nue. Elle pleura en silence. Puis elle se leva, nue, couverte d’ombres et de regrets. Elle prit le fragment, le baisa, et quitta la chambre sans bruit.
Elle pénétra dans la crypte cette nuit-là. Torche en main, elle suivit le labyrinthe de pierre. Et là, dans une salle circulaire, éclairée par un œil-de-bœuf céleste, elle trouva le Lapis Lux. Une pierre polie, noire, posée sur un piédestal d’or. Elle tendit la main.
Et puis… le noir.
Épilogue – Les Murmures
Isabeau ne reparut jamais. Certains dirent qu’elle fut capturée par les Templiers et brûlée en secret. D’autres qu’elle vendit la relique à des marchands vénitiens et se perdit dans les brumes du Nord. D’autres encore juraient l’avoir vue des années plus tard, en Sicile, sous un autre nom, tenant une taverne où nul Templier n’osait entrer.
Mais parfois, dans les couvents ou les campements des ordres militaires, des chevaliers rêvent d’elle.
Et au matin, ils se réveillent en sueur, le nom Isabeau sur les lèvres, et un souvenir brûlant entre les reins.
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