La maison s’effritait peu à peu autour d’elle. C’était une lente déliquescence, comme si l’absence d’Anna – depuis qu'on l'avait retrouvée pendue dans le grenier un matin atroce de mai – avait contaminé jusqu’à la matière des murs, des meubles, des souvenirs. Le bois gonflait sous l'humidité, les fenêtres pleuraient de condensation, et dans les miroirs, Louise se reconnaissait de moins en moins.
Il ne restait qu'un objet tangible : ce petit carnet noir, exhumé des draps froissés où Anna avait passé ses dernières nuits. Louise s'était accrochée à ce journal comme à une planche pourrie au milieu d'une mer démontée. Chaque soir, sous la lampe grésillante du salon, elle relisait les pages, cherchant désespérément un fil d'Ariane, une logique cachée, une justification.
Le journal n'offrait rien de tel.
À la place : l'obsession sèche et froide pour al-Khwārizmī – des paragraphes entiers d'admiration presque religieuse pour l'algèbre, pour cette tentative sublime de plier le chaos du monde à la pureté d'une loi rationnelle. Anna écrivait sur l’équilibre des équations, sur l’illusion fragile du monde qui s’y pliait, sur l'élégance du zéro.
Mais, presque à chaque page, une fissure. Entre deux formules, entre deux citations, apparaissaient des notes éparses sur Maurice G. Dantec : ses héros aux abois, ses guerres intérieures, la certitude rampante que l’ordre est un mensonge et que seule la violence est vraie.
"Ce n’est pas l’algorithme qui nous sauvera," avait griffonné Anna sur la tranche d'une page. "C’est la désintégration."
Louise ne comprenait pas. Elle lisait, relisait, recommençait, jusqu’à ce que les mots eux-mêmes cessent d’avoir un sens et deviennent comme des pierres froides dans sa bouche mentale.
Dehors, l’été montait comme une fièvre. La chaleur était lourde, électrique. Dans la journée, la lumière blanche des heures mortes plaquait sur les murs de la maison des ombres déformées. La nuit, l’orage retenait son souffle, prêt à fondre.
Louise n’avait plus de rêves. Ou plutôt, elle ne rêvait plus qu’en fragments : des corridors sans fin, des labyrinthes de chiffres où Anna apparaissait, dos tourné, disparaissant au coin d’un couloir fait de craquelures. Elle se réveillait en sursaut, la gorge sèche, l’esprit en cendres.
Peu à peu, la lecture du journal était devenue un rituel morbide. Elle tournait les pages avec lenteur, sentant à chaque mot l'appel du vide. Elle repérait désormais les récurrences : la métaphore du "nœud" insoluble, l'image du "labyrinthe d'équations mortes", la formule énigmatique griffonnée à plusieurs reprises :
"S'il n'y a pas de solution, il faut quitter le système."
Un soir, tandis qu’un orage grossissait à l’horizon, Louise trouva un passage qu'elle était sûre de n'avoir jamais lu – ou peut-être l'avait-elle oublié, réprimé.
Anna y écrivait :
"Le désenchantement est une structure. Comme toute structure, il possède une sortie, mais parfois la sortie est verticale."
Verticale.
Louise laissa le carnet tomber à ses pieds.
Quelque chose s'était brisé en elle. Elle sentit une lucidité froide s’emparer de son corps, comme une marée noire montant sous sa peau. Tout ce qu’elle avait tenté de contenir, de nier, se mettait en mouvement. Le besoin de rupture, ce n'était plus une angoisse vague : c'était devenu une injonction.
La nuit était tombée, plus lourde qu’une pierre sur la poitrine du monde. Le vent hurlait dans les arbres, la pluie battait les vitres comme des poings d'ombres.
Louise sortit. Sans veste, sans chaussures. Juste la robe blanche d’Anna – celle qu’elle avait retrouvée dans le grenier, encore imprégnée d’une odeur fanée de lavande et de poussière.
Elle traversa la route, traversa les champs. L’orage déchirait le ciel par intermittence, révélant un paysage déformé, spectral.
Puis elle disparut dans la nuit.
Bien longtemps après, lorsque les pluies se furent tues et que le vent eut nettoyé les chemins, on retrouva seulement le carnet noir, posé sur une borne effacée au bord d'un sentier oublié.
Les dernières pages, sans doute trempées par la pluie, avaient été presque effacées. À peine quelques mots étaient encore lisibles, griffonnés en un ultime vertige :
"Il y a des équations dont la seule solution est l'absence."
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