Dans un monde brisé par les guerres, où les cieux saignaient encore parfois de vieilles fumées toxiques, où les terres n’étaient plus que cendres et ruines, le seul battement de cœur audible à des kilomètres était celui d'une gigantesque locomotive noire. Un monstre de fer et de feu, crachant vapeur et braises, qui fendait la désolation comme un vaisseau perdu fend l'océan.
À son bord, une jeune fille de quinze ans et demi, aussi silencieuse que la mort, tenait seule les commandes. Son nom avait été oublié, ou peut-être n'avait-il jamais été connu. On l’appelait parfois la Conductrice, parfois l’Enfant du Fer, mais toujours avec une peur presque religieuse. Car on disait que partout où elle s’arrêtait, quelque chose changeait, irrévocablement.
Lorsqu'elle faisait halter la locomotive dans une gare effondrée, un rituel silencieux s’enclenchait. Les survivants de l’endroit, tremblants, préparaient sans qu’elle ne le demande une offrande : une femme. Toujours d'une beauté saisissante, toujours plus âgée qu’elle. Nulle ne savait ce qu’elle recherchait vraiment — amour ? compagnie ? pouvoir ? vengeance ?
Nul ne savait d'où elle venait vraiment. Mais dans les tavernes souterraines, dans les ruines où les survivants se retrouvaient pour murmurer leurs peurs, plusieurs histoires circulaient.
Certains disaient qu’elle était née dans le cœur même d’une centrale effondrée, fille de la vapeur et du feu. D’autres racontaient qu’elle était la dernière enfant d’une dynastie oubliée, une princesse abandonnée lors des premiers bombardements, laissée seule à errer dans les catacombes d'une ville morte, élevée par des machines qui ne comprenaient plus leur propre existence.
Mais il y avait une rumeur plus ancienne, plus insidieuse : que la Conductrice n'était pas vraiment humaine. Que lorsque les derniers Conseils de l’ancien monde avaient compris leur défaite inévitable, ils avaient créé un être — non pas une arme, non pas une sauveuse — mais une mémoire vivante. Une enfant vide, nourrie de silence et de cendres, chargée de traverser les siècles sur les rails mourants, pour recueillir, fragment par fragment, ce qui resterait de l’humanité.
Elle n’avait ni patrie, ni nom, ni passé. Seulement cette faim dévorante : toucher, entendre, ressentir, s’approprier tout ce qui pouvait lui restituer une trace de ce qui avait été.
Chaque femme qu’elle prenait sur son chemin devenait, brièvement, un livre vivant, un parchemin de souvenirs qu’elle pouvait lire du bout des doigts, de la langue, de la douleur ou du plaisir. Mais jamais aucune ne suffisait. Jamais aucun récit ne parvenait à remplir le gouffre qu’elle portait en elle.
D’aucuns murmuraient même que plus elle avançait, plus elle oubliait ce qu’elle cherchait vraiment. Que le train lui-même, vivant à sa manière, alimentait son errance, l’empêchant de s’arrêter, car si elle s’arrêtait vraiment, si elle descendait de sa machine, alors le monde lui-même finirait de mourir.
Certains disaient enfin que, quelque part, loin au bout des rails rouillés, il existait encore une dernière cité intacte. Un lieu préservé, hors du temps, où elle pourrait peut-être, enfin, trouver ce qu’elle avait perdu — ou ce qu’elle n’avait jamais eu.
Mais la Conductrice ne cherchait pas cette cité.
Peut-être savait-elle, au fond, qu’il n’y aurait là-bas que plus de ruines.
Alors elle continuait. Mécanique, implacable.
Fille de la fin du monde, et de l’éternel recommencement.
Parfois, la Conductrice prenait l’offrande par la main et l’installait doucement à ses côtés, la traitant comme une sœur perdue retrouvée. D’autres fois, elle ordonnait, d’un regard sans appel, que la femme serve — apportant du charbon, nettoyant la machine, dormant sur le sol de métal froid. Plus rarement encore, dans l’intimité des wagons obscurs, naissait un lien plus sombre, une soumission totale que la Conductrice exigeait sans un mot, par une simple présence.
Jamais elle ne parlait. Jamais elle ne restait.
Quand l’aurore malade levait ses feux ternes, la locomotive hurlait dans le silence, et elle repartait, abandonnant la femme sur le quai ou dans la poussière, transformée, brisée ou illuminée selon la fortune de son sort.
Nul ne savait ce qu’elle cherchait en parcourant ainsi les décombres du vieux monde. Une mémoire perdue, peut-être. Ou quelqu’un.
Le train avançait, inlassable, vers l’horizon effondré. Et sur les cartes grises et déchirées des survivants, il y avait toujours une nouvelle tâche rouge, un nouveau point marqué :
« Ici, elle est passée. »
La locomotive, haletante, s'était arrêtée dans ce qui restait de la grande gare de Verloren. Les murs éventrés laissaient passer la brume âcre, et les carcasses de vieux trains jonchaient les quais comme des bêtes mortes. Comme toujours, ils l’attendaient, un petit groupe de survivants aux yeux vides. Et, parmi eux, la femme qu'ils avaient choisie.
Elle s'appelait Eliane. Une quarantaine d'années peut-être, une beauté fanée comme une rose desséchée, mais toujours éclatante à sa façon, comme un souvenir trop vif pour mourir. Sa robe de soie râpée collait à sa peau pâle, et ses yeux, verts et fiévreux, refusaient encore de se baisser.
La Conductrice la regarda sans un mot. D’un mouvement sec du menton, elle ordonna. Eliane monta à bord, franchissant le seuil de la machine de fer. Le train repartit presque aussitôt, ses hurlements de métal noyant les cris lointains de la ville.
Plus tard, dans un wagon de première classe éventré par les ans, à la lumière malade d'une lampe oscillante, Eliane se tenait debout, tremblante. D’un simple geste, la jeune fille fit glisser la robe de la femme jusqu’à ses chevilles. Le froid la mordit. Elle ne protesta pas.
La Conductrice s'approcha lentement. Ses doigts, sales de suie et d'huile, effleurèrent la peau nue, comme on effleure une carte pour en suivre les lignes oubliées. Elle s’attarda sur les courbes, sur les cicatrices. À chaque caresse, douce ou brutale, elle imposait silence et domination, d'un regard d'acier.
Puis, dans un murmure presque inaudible — la première parole que quiconque l'entendait prononcer depuis des mois — elle dit :
"Parle-moi de l’ancien monde."
Eliane obéit. Sa voix tremblait, mais elle parlait.
Elle parla des jardins suspendus des villes, où les fleurs poussaient encore sous des dômes de verre. Elle parla des nuits d'été, des musiques, des bals, des rires dans les rues illuminées. Elle parla des océans bleus, des bibliothèques pleines de savoir, des théâtres, des cafés, des promesses murmurées sur les bancs publics.
Pendant qu’elle parlait, la Conductrice continuait son œuvre silencieuse, explorant le corps offert avec une lenteur calculée, entre tendresse cruelle et brutalité capricieuse. Eliane gémissait parfois, d’émotion, de douleur ou de plaisir mêlé, sans qu’elle-même puisse le savoir.
Chaque souvenir semblait s'ancrer dans la peau de la femme, marqué par la pression, les morsures ou les caresses insistantes de la jeune fille. Comme si la Conductrice voulait s’approprier, par le corps, les vestiges d’un monde qu’elle n'avait jamais connu.
Quand enfin la voix d'Eliane se brisa en sanglots étouffés, la Conductrice s’écarta. Elle la laissa là, nue, marquée, sur la banquette éventrée, et disparut dans les ombres du wagon, emportant avec elle les derniers fragments d’un passé déjà à moitié effacé.
Le train hurlait à nouveau dans la nuit.
Il avait encore tant de terres à traverser.
La locomotive fendait un désert de cendres blanches quand la Conductrice l’aperçut.
Une silhouette, seule sur les rails rouillés. Une adolescente, pas beaucoup plus jeune qu’elle — à peine quatorze ans, peut-être quinze. Maigre, le corps brûlé par le vent acide, mais les yeux... Les yeux brillaient d'une lumière féroce, presque insolente.
La machine ralentit dans un hurlement de vapeur. Sans dire un mot, la Conductrice sauta du marchepied, saisit la fille par les cheveux, la souleva presque, et la jeta à bord comme une chose. Elle n’avait pas besoin de justification : ici, sur la voie morte, elle était la loi.
Dans un wagon dévasté, elle la soumit à un traitement sans pitié : fouets de lanières improvisées, privations, épreuves de résistance sous la chaleur étouffante du moteur. Pas pour le plaisir, pas vraiment — mais comme un test. Comme pour briser l'orgueil sauvage que la jeune inconnue portait encore.
La gamine ne pleura pas. Pas une seule fois.
Alors, la Conductrice, peut-être amusée pour la première fois depuis des années, décida de l'élever.
Dans l'ombre grésillante de la salle des machines, elle guida ses mains calleuses sur les leviers, les roues, les pistons.
"Écoute le moteur," souffla-t-elle dans son oreille crasseuse. "C'est lui qui te parle."
Elle lui apprit à nourrir la bête de charbon, à sentir la pression monter dans les tuyaux, à reconnaître les faiblesses du métal, les caprices du feu. Chaque erreur était corrigée d'un coup brutal — un revers de main, un poing dans les côtes, un regard de glace.
Mais au fil des jours, quelque chose de rare naquit : une complicité tordue, bâtie sur la douleur, la sueur et la crainte mutuelle.
Dans ce monde brisé, il n'y avait plus d’enfance.
Il n'y avait que des survivantes.
Et cette nouvelle venue, arrachée au désert par la poigne de fer de la Conductrice, apprenait vite. Très vite.
Le désert avait encore grandi, avalant peu à peu les anciennes voies ferrées, les gares effondrées, les villes fantômes. Depuis longtemps déjà, nul n’avait entendu le hurlement lointain de la locomotive noire. Aucun panache de vapeur ne déchirait plus les cieux plombés.
Le train ne passait plus.
Pourtant, la légende subsistait.
Dans les campements épars, autour des feux maigres, les anciens racontaient encore l’histoire de la jeune Conductrice, celle sans nom, qui chevauchait la bête de fer et exigeait ses tributs de chair et de mémoire.
Ils parlaient d'une ombre plus terrible encore : une seconde fille, surgie un jour du désert, que la Conductrice avait modelée à son image. Une apprentie, une héritière, peut-être une rivale.
Nul ne savait ce qu’il était advenu d’elles.
Certains disaient qu’elles avaient roulé jusqu’au bout du monde, là où les rails se perdaient dans le vide, pour s’y jeter ensemble dans l’éternité.
D’autres murmuraient qu’elles avaient fondé une cité secrète, cachée dans les entrailles de la terre, peuplée de souvenirs vivants, où les élus du vieux monde seraient encore conservés comme des papillons cloués sous verre.
Et parfois, quand le vent changeait, quelques âmes juraient encore entendre, au loin, le battement sourd d’un moteur antique.
Une plainte de vapeur.
Un râle de métal.
Et l’écho d’un rire — jeune, cruel, immortel.
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