Isolde des Eaux Noires 2

Publié le 23 avril 2025 à 12:00

Elles étaient cinq, peut-être six, entassées dans ce squat qui sentait l'humidité, la sueur et les nuits sans sommeil.

 

Le lieu n'était plus qu'une carcasse : murs tagués de promesses brisées, matelas éventrés, canettes rouillées jonchant le sol sale. Le néon au plafond grésillait par à-coups, offrant des éclairs pâles à ce théâtre de misère.

 

Isolde les observait depuis l'ombre d’un escalier effondré. Sa présence était imperceptible — d’abord un frisson sur la peau, une bouffée d’air tiède entre les cuisses, une pulsation sourde dans le ventre.

 

Les adolescentes, paumées, fragiles, en quête de quelque chose qu’elles n’arrivaient pas à nommer, se turent une à une.

 

La plus jeune, une gamine aux cheveux décolorés, frissonna violemment.

La plus dure, cigarette entre les lèvres, se leva, cherchant dans la pénombre la source de ce malaise délicieux.

Une autre — brune, les yeux cernés d’insomnie — laissa glisser son sweat large, comme si l’air devenu brûlant l’étranglait.

 

Isolde s'avança enfin, nue sous un manteau de brume, ses pas ne faisant aucun bruit sur le béton fissuré.

À son passage, la peinture des murs sembla fondre, les couleurs dégoulinaient lentement comme des larmes sales.

 

Elle ne parla pas.

Elle n'avait pas besoin.

 

D’un simple regard, elle cueillit les adolescentes une à une, tirant sur les fils invisibles de leur solitude et de leur rage.

Elles s'approchèrent d’elle, lentement, le souffle court, comme hypnotisées.

La peur flottait dans l'air, moite et sucrée, mais aucune ne recula. Elles ne le voulaient pas. Plus maintenant.

 

Isolde étendit ses bras, et la magie ruissela d’elle comme un parfum lourd.

Sous son influence, les filles oublièrent la faim, la fatigue, la honte.

Leurs corps se frôlaient, s’effleuraient, dans une danse maladroite, urgente, cruelle. Les rires étouffés, les gémissements, la chair contre la chair : tout vibrait, saturé d'un érotisme sauvage et sans innocence.

 

Chacune cherchait, dans la peau de l'autre, l’écho brûlant de la sorcière.

 

Isolde ne les toucha jamais.

Elle les regardait seulement, souveraine, reine d'un empire de désir brut et de perdition.

 

Les filles restèrent là, nues, leurs corps entremêlés, marquées à jamais par une faim nouvelle, incurable.

 

Et quelque part, sous la fine croûte du béton londonien, la Tamise frissonnait doucement, comme si elle riait dans son sommeil.

 

Quand l'aube grise finit par filtrer entre les vitres cassées, la lumière crue du matin fendit le squat comme une lame ébréchée.

Le néon, mort depuis des heures, pendait misérablement au plafond. L’odeur de sueur, de chair échauffée et de poussière imbibait l’air épais.

 

Les filles dormaient là, éparpillées, encore nues, encore marquées par la transe que seule Isolde savait insuffler.

 

Mais elle, la sorcière, n'était pas partie.

 

Silencieuse, elle marchait entre elles, son manteau d'ombre glissant sur les corps fatigués. Elle passait la main au-dessus des poitrines, au-dessus des lèvres entrouvertes, au-dessus des ventres tremblants. Elle sentait les âmes battre doucement, fragiles et fades.

Toutes, sauf une.

 

La brune aux yeux cernés.

 

Celle qui, même dans le sommeil, gardait ses poings serrés.

Celle dont la bouche, marquée de violence et de faim, esquissait encore, en rêve, un sourire cruel.

 

Isolde s’agenouilla auprès d’elle.

 

Un murmure à peine audible — un souffle, un appel — passa de la bouche de la sorcière à l’oreille de l’adolescente.

La jeune fille ouvrit les yeux.

 

Ils étaient vides un instant. Puis l’éclat vint : un éclat noir, affamé, un reflet fidèle de ce que portait Isolde en elle-même.

La gamine ne dit rien.

Elle se redressa lentement, ses cheveux collant à ses épaules, sa peau striée de marques rouges. Elle n'éprouvait ni honte ni peur. Seulement ce vertige délicieux d’avoir été choisie.

 

Isolde tendit une main.

La fille l'attrapa sans hésitation.

 

Sous ce simple contact, un flot brûlant monta entre elles — un pacte plus ancien que les mots, tissé de désir, de magie et de damnation.

 

Isolde la fit se lever, la caressa d’un regard qui n’épargna aucun frisson, aucune blessure. Puis, lentement, elle scella leur lien : un baiser long, profond, un baiser qui n'avait rien d'humain, où la chair, l’âme et l’ombre s’échangèrent, se mordirent, se lièrent.

 

La jeune fille gémit — un son rauque, arraché de ses tripes — et tomba à genoux devant sa maîtresse.

 

Isolde posa la main sur sa tête, comme une reine couronnant une héritière.

Dans ce squat effondré, au milieu des odeurs de sexe et de ruine, une nouvelle sorcière était née.

 

Pas une imitation.

Une continuatrice.

 

Elle s'appellerait Mara.

 

Et bientôt, dans les ruelles pourries de Londres, sous les ponts suintants, dans les bars éclatés d'alcool et de sang, on entendrait à nouveau les rires bas, les soupirs tremblants, les prières étouffées.

On murmurerait que la sorcière des eaux noires n’était plus seule.

 

La Tamise, elle aussi, semblait frémir d’impatience.

 

La nuit suivante, Isolde conduisit Mara loin du squat.

 

Les autres filles, abandonnées, s’éveillèrent à une solitude plus âpre que jamais — elles ne se rappelleraient que des bribes : des frissons sur la peau, un goût de fer sur la langue, une douleur entre les cuisses, et cette absence féroce, inextinguible.

 

Mara, elle, suivait sa maîtresse sans questionner.

Pieds nus sur le bitume glacé, nue sous un manteau volé, elle avançait, ivre d’obéissance et de désir.

La Tamise roulait à côté d’elles, masse noire et silencieuse.

 

Isolde l’amena dans un ancien entrepôt au bord du fleuve, abandonné depuis des décennies.

À l’intérieur, la rouille avait tout conquis. Les chaînes pendaient des poutres, les flaques d’eau sale reflétaient par éclairs les néons extérieurs.

 

Isolde ne parla pas.

Elle laissa tomber son manteau, révélant son corps nu, pâle et tatoué d’anciennes marques presque effacées par le temps.

 

Mara la contempla sans ciller.

Elle ressentait dans sa propre chair les éclats de pouvoir qui irradiaient de la sorcière : une soif ancienne, un feu noir prêt à la consumer.

 

Isolde tendit une dague, fine, à la lame courbe.

 

Mara comprit sans qu’on lui explique.

D’une main ferme, elle se trancha la paume.

 

Le sang, épais et rouge sombre, coula en un filet chaud.

Isolde la saisit par les poignets, pressa leurs blessures ensemble.

 

Le choc fut immédiat.

 

Une douleur brûlante, une extase brutale, traversa Mara de part en part.

Elle vit défiler des visions de noyades, d’orgies, de baisers sanglants sous la lune morte, de pactes écrits sur des peaux humaines.

 

Ses jambes cédèrent, mais Isolde la retint contre elle, la plaquant contre sa poitrine froide.

 

— Tu es à moi, souffla la sorcière, sa bouche glissant sur l’oreille de Mara, laissant une traînée de frissons.

 

Et dans un murmure plus profond encore, presque animal :

 

— Et je suis en toi, désormais.

 

La nuit devint un rituel.

 

Mara dut apprendre dans la douleur, dans l’extase, dans la soumission absolue.

 

Isolde la modelait : gestes lents, caresses insidieuses, morsures stratégiques.

Elle liait chaque plaisir au pouvoir, chaque spasme à un fragment de l’antique magie.

Dans l’ombre de l’entrepôt, au rythme lourd de la Tamise en contrebas, Mara naquit mille fois et mourut mille fois, broyée, refondue, exultante.

 

Quelques semaines plus tard, dans les marges déchirées de la ville, on parla de choses étranges.

De jeunes femmes disparues, réapparues changées, plus froides, plus belles, plus cruelles.

D’amants retrouvés vidés de toute volonté, errant les rues les yeux vides.

 

Et, au-dessus du fleuve, certains jurèrent avoir vu, par nuits sans lune, deux silhouettes nues danser sur les toits : une grande et sombre, l’autre plus jeune, plus ardente, mais tout aussi dangereuse.

 

Isolde et Mara.

La maîtresse et l’amante.

Le passé et l’avenir d'une sorcellerie érotique et violente, revenue pour souiller la ville jusqu'à son dernier souffle.

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