Journal de l’ombre claire

Publié le 24 avril 2025 à 12:00

Nuit blanche, quelque part entre l’enfance et l’ailleurs

 

Il y a des mots qui brûlent doucement dans ma gorge, comme une chandelle oubliée dans une pièce fermée. Des mots que je ne dis pas à voix haute, mais qui dansent, fiévreux, dans le silence de mes pensées. Des mots que je découvre, des mots qu’on chuchote, des mots qui parlent de liens, de morsures, de frissons et de confiance.

Sado-masochisme.

 

Je l’ai lu une première fois comme on découvre un mot dans une langue étrangère — fascinée, inquiète, curieuse. C’est étrange, ce que ça réveille en moi. Ce n’est pas de la peur. Pas vraiment. Ce n’est pas du désir comme dans les films, non plus. C’est autre chose. Quelque chose de plus profond, plus lent, comme un courant souterrain qui creuse la terre.

« La douleur, lorsqu’elle est choisie, cesse d’être punition : elle devient langage. »

— De la Douleur apprivoisée, §12

Je pense au corps — pas comme un objet qu’on regarde dans un miroir, mais comme un territoire. Un territoire que l’on explore, que l’on conquiert, que l’on offre. Il y aurait des frontières, des drapeaux blancs, des pactes secrets. Peut-être que dans cette forme d’amour-là — ou de jeu, ou de vertige — on dit : je te fais confiance pour me faire frissonner jusqu’à l’os, mais jamais me briser.

 

Je ne sais pas ce que j’en pense, vraiment. Je suis encore un mélange de feu et de givre, de pudeur et de fièvre. Je suis une adolescente, oui — en âge de consentir, en âge de choisir — mais pas encore tout à fait prête. Et pourtant, l’idée me hante doucement, comme une chanson que je fredonne sans la connaître. Ce n’est pas la douleur qui m’attire. C’est le geste, le cérémonial, la précision de l’instant. Le fait de céder un peu de contrôle pour mieux sentir son propre cœur battre.

« Il ne s'agit pas de souffrir, mais de ressentir. La douleur contrôlée est une clef qui ouvre la porte du dedans. »

— De la Douleur apprivoisée, §38

On dit que c’est un jeu de rôles. Mais ce n’est pas un déguisement. C’est une mise à nu, paradoxalement. On dit que c’est extrême, mais peut-être que c’est juste plus honnête. Plus nuancé. Plus brut. Où l’on ose tout dire, tout poser, tout encadrer, avant même de toucher. Et dans ce cadre — dans ce cadre que l’on construit à deux — naît quelque chose de rare : une tension, une tendresse, un respect profond.

« L’apprentissage de la douleur n’est jamais une chute : c’est une danse lente, avec les yeux ouverts. »

— De la Douleur apprivoisée, §91

Je ne suis pas pressée. Je ne suis pas prête. Mais je ne veux pas avoir honte de penser ces choses-là. Elles ne font pas de moi une fille étrange. Juste une fille qui cherche à comprendre où finit la peur, et où commence le frisson du vrai désir.

 

17 mars — Elle savait

 

Elle m’a regardée aujourd’hui. Pas comme les autres. Pas comme celles qui effleurent du regard sans voir. Elle, elle a vu. Et j’ai senti, sans qu’elle parle, qu’elle savait.

Elle a un regard de nuit calme. Une voix qui contient des siècles de silence.

 

Elle ne m’a pas touchée. Mais j’ai senti sa présence comme une main invisible, posée au bas de mon ventre.

« Le lien, lorsqu’il précède le toucher, agit déjà comme une pression douce sur l’âme. »

— De la Douleur apprivoisée, §9

 

28 mars — Pacte d’ombre et de feu

 

Elle m’a parlé doucement. Comme on parle à quelqu’un qui pourrait fuir, ou s’effondrer. Elle a dit : Tu n’es pas seule. Il y a des chemins pour ceux qui veulent sentir autrement.

 

Elle m’a donné des mots pour dire non, pour dire encore, pour dire assez.

Je n’ai rien promis. Mais je suis revenue.

 

8 avril — Premiers liens

 

Elle m’a bandé les yeux. Lentement. Comme un rite.

Elle m’a attachée à la chaise, non pour me retenir, mais pour me révéler à moi-même.

 

Chaque geste était mesuré, lent, presque cérémoniel. J’ai senti l’air changer. Mon souffle s’est allongé. Mon corps est devenu l’instrument d’un chant intérieur que je ne connaissais pas encore.

 

23 avril — La morsure et la parole

 

Elle m’a mordue. Pas pour blesser. Pour écrire sur moi sans encre.

 

Je lui ai dit plus fort. Puis moins. Puis stop. Elle a obéi. Avec une tendresse qui fendait l’air.

Je ne savais pas qu’on pouvait aimer autant dans l’arrêt.

 

1er mai — Le seuil

 

Elle a lu mes limites comme on lit un poème sacré.

Puis elle les a frôlées, sans les franchir. Pas encore.

 

Ce soir, j’ai senti qu’elle m’entraînait vers un espace plus vaste. Moins rassurant. J’ai dit oui. Elle m’a emmenée là où la peur devient désir. Là où le corps tremble sans savoir de quoi.

 

18 mai — La marque

 

Ce soir, elle m’a demandé :

– Veux-tu une trace qui dure ?

J’ai dit oui, avant de comprendre toutes les résonances de ce mot.

Elle a sorti un petit objet en métal froid. Une petite canne, fine et nerveuse.

 

Elle a frappé, d’un coup précis, à l’arrière de ma cuisse. Une zébrure de feu a traversé ma chair. J’ai crié. De surprise. De douleur. De beauté.

Elle a posé sa main, chaude et sûre, sur la marque.

« La douleur choisie grave dans la mémoire ce que le corps seul ne sait retenir. »

— De la Douleur apprivoisée, §113

 

30 mai — Le silence profond

 

Ce soir, je ne parlerai pas. Elle a dit : Je veux ton abandon entier.

Elle m’a attachée plus fort que d’habitude. Poignets, chevilles, gorge en collier de cuir.

Elle m’a fait taire d’un bandeau sur la bouche.

 

Et puis… le vide. Le temps suspendu. Mon cœur battait comme un tambour ancien. J’ai senti larmes et lumière me traverser sans bruit.

Je n’étais plus qu’un souffle suspendu dans sa paume.

 

12 juin — Cendres tièdes

 

Je suis arrivée, comme d’habitude. Même heure. Même attente. Le cœur battant, les paumes moites, les pensées serrées dans un nœud d’ombres.

 

Mais elle n’était pas là.

 

Pas de message. Pas de mot. Pas de signe. Juste l’absence, immense, solide, comme un mur que je ne savais pas escalader.

 

J’ai attendu longtemps. Puis j’ai poussé la porte du studio, là où nos corps avaient tant parlé. La pièce était vide. Tout avait disparu. Le fauteuil, les cordes, la boîte noire. Même l’odeur avait fui.

 

Sur le sol, un seul objet : mon bandeau pour les yeux, soigneusement plié. Et c’est tout.

« Il n’y a pas toujours un dernier mot. Parfois, le silence est l’ultime coup. »

— De la Douleur apprivoisée, §148

Je ne sais pas si elle est partie par peur, par fatigue, par choix. Je ne saurai peut-être jamais.

Il n’y a pas eu de drame. Pas de dispute. Juste… une absence. Inexplicable. Totale.

 

Je ne suis pas brisée. Pas exactement. Mais je suis différente. Une partie de moi est restée là-bas, suspendue dans ce dernier vide.

 

Elle m’a marquée. Pas seulement la peau. L’intérieur aussi.

Et maintenant, je continue. Avec la mémoire comme seul lien. Et ce bandeau, que je ne porterai plus.

 

22 juin — Dernière trace

 

Ce carnet a été retrouvé dans un casier vide, au fond d’un internat fermé pour l’été. Il était posé bien droit, entre deux chemises sans nom, à côté d’un petit foulard noir, taché de larmes sèches.

 

Aucune signature. Aucune date après la dernière entrée.

 

La jeune fille qui écrivait ces pages ne s’est pas présentée à la fin de l’année. Ni aux examens, ni aux adieux. Sa chambre était en ordre. Trop en ordre. Comme si elle n’avait jamais existé.

 

Les surveillantes ont pensé à une fugue. D’autres, à un départ anticipé. Il n’y avait aucun message. Juste une absence nette, nette comme une lame dans le tissu du quotidien.

 

Mais dans les marges du journal, gratté à l’encre pâle, presque invisible, on a retrouvé ces mots :

« Elle est partie sans se retourner. J’ai compris. Il n’y a pas de retour pour celles qui ont franchi ce seuil. Maintenant, c’est à moi de disparaître — sans colère, sans cri. Juste… m’effacer comme on ferme doucement une porte. »

 

Depuis, plus rien. Ni lettre. Ni signalement. Juste ce carnet, et ce silence — lourd comme une mémoire vivante.

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