Londres étouffait sous une chaleur inhabituelle. Les murs suintaient, les pavés recrachaient la moiteur du jour, et la Tamise, large et sombre, semblait prête à engloutir quiconque oserait la défier.
Isolde Marrow, elle, ne défiait pas : elle séduisait, elle provoquait, elle consumait.
Jeune sorcière aux lèvres rouges comme une blessure fraîche et aux yeux luisants d'une malice noire, elle avait toujours dédaigné les règles fragiles du monde humain. Ses dons étaient anciens, indomptables, et la peur qu'elle inspirait dans les quartiers pauvres était presque une caresse sur sa peau.
Ce soir-là, drapée seulement d’une robe fine, trempée de sueur et d'orage naissant, Isolde marcha seule vers le fleuve. Les réverbères projetaient des halos maladifs, faisant luire ses hanches sous le tissu collant. Quelques regards s'accrochèrent à elle – des marins, des clochards, des bourgeois en mal d'interdit – mais nul n’osa s'approcher. Ils sentaient confusément qu’approcher cette créature serait comme poser la main sur la lame nue d’un couteau.
Arrivée au quai désert, Isolde laissa tomber sa robe sans hésitation. Sa nudité n’avait rien d’innocent ; elle était une promesse, une menace. La lune, basse et sale, caressa ses formes d’une lumière froide.
D'un pas lent, elle entra dans la Tamise.
L’eau, lourde et presque noire, lécha sa peau avec une lenteur lascive. Autour d’elle, la ville semblait s’éteindre, aspirée dans un silence tendu. Isolde bascula la tête en arrière, ses longs cheveux se répandant comme de l’encre sur la surface du fleuve, et un rire doux et terrible monta de sa gorge.
Ce rire-là n'était pas pour les vivants. C'était un appel.
Sous l’eau, des formes se réveillèrent. Des ombres oubliées, des cadavres que la Tamise n’avait jamais recrachés, vinrent effleurer ses chevilles. Dans son sillage, des bulles éclatèrent, libérant l’odeur âcre de choses mortes.
Sur la berge, une poignée d’hommes et de femmes, attirés comme des papillons par une flamme qui brûle trop fort, observaient, pétrifiés. Certains pleuraient sans comprendre pourquoi ; d’autres tombaient à genoux, ivres d’un désir aussi immense que leur terreur.
Isolde ouvrit les bras comme pour étreindre le monde, et chanta. Une voix rauque, humide, qui promettait la fin de toute honte, la fin de toute mémoire.
Lorsqu’elle disparut sous les flots, lentement, sensuellement, personne n'osa plonger pour la sauver. Peut-être savaient-ils déjà qu’Isolde n'était pas venue pour être sauvée.
Depuis cette nuit, la Tamise murmurait son nom dans ses remous. Et parfois, lorsqu'un amant imprudent s'y perdait au clair de lune, il jurait voir, un instant, une silhouette nue et pâle flotter, bras tendus vers l'oubli.
Trois siècles passèrent.
Londres n’était plus qu’une bête fatiguée, une carcasse de néons blafards et de ruelles suintantes. Le béton craquait sous l’humidité, et la Tamise charriait des eaux épaisses, lourdes de toxines, de rêves morts et de souvenirs oubliés.
C’est dans ce Londres-là, sans gloire ni lumière, qu’Isolde revint.
Elle émergea un soir de novembre, dans un quartier oublié, entre deux usines désaffectées. Sa peau, d’un blanc maladif, semblait boire la lueur jaune des lampadaires en fin de vie. Ses cheveux noirs, alourdis de vase et de siècles, collaient à ses épaules comme un linceul vivant.
Mais ses yeux… ses yeux n’avaient rien perdu. Toujours ce vert perçant, cet éclat vorace, affamé.
Isolde n’était plus une enfant de la provocation bruyante. Elle avait appris la patience des prédateurs véritables. Son érotisme était devenu une lame invisible, une contagion lente.
Elle ne séduisait plus par des éclats : elle distillait le désir comme un poison.
Dans les bars sans fenêtres, dans les arrière-salles où la musique suintait des murs, elle apparaissait — parfois seulement une silhouette dans un miroir crasseux, une caresse froide sur une nuque, un regard croisé au détour d’une ruelle.
Et partout où elle passait, elle laissait derrière elle une traînée de rêves moites, de blessures ouvertes, de corps abandonnés à une soif qu’aucune chair humaine ne pouvait plus étancher.
Les hommes et les femmes qui la voyaient — qui la ressentaient — ne devenaient pas fous. Ce serait trop simple. Ils devenaient pires : affamés, incapables de se satisfaire de la fadeur du monde, saccageant leurs propres vies dans une quête absurde pour retrouver cette sensation d’avoir été effleurés par quelque chose de plus grand, de plus sombre, de plus vivant.
Isolde ne tuait pas.
Elle laissait mourir.
Elle n’avait plus besoin de hurler son pouvoir depuis les berges de la Tamise. Chaque soupir dans un couloir, chaque regard vide au fond d’un métro, chaque cri étouffé derrière une porte fermée portait sa signature.
Les anciens du quartier, ceux dont les grands-parents chuchotaient encore les vieilles histoires, comprirent trop tard.
La sorcière des eaux noires était revenue.
Et cette fois, elle ne repartirait plus.
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