Le château d’eau

Publié le 21 avril 2025 à 12:00

Chaque matin, à l’heure où la lumière grise s’étire paresseusement sur les pavés froids de la place, Henri s’installe. Non pas qu’il ait le choix — son fauteuil roulant est à la fois son trône et sa prison. L’arthrose a ravagé ses genoux, un AVC lui a volé la moitié de son corps, et la solitude a lentement rongé le reste. Mais la fenêtre, large et poussiéreuse, lui offre un carré de monde encore en mouvement. Alors il regarde. Il regarde pour ne pas mourir.

 

La place, devant chez lui, n’a rien d’extraordinaire. Un banc, une fontaine éteinte dont personne ne se souvient du dernier murmure d’eau. Quelques pigeons trop gras, comme repus de rester là. Des passants pressés qui ne lèvent jamais les yeux. Des enfants bruyants, indifférents à la décrépitude des façades. Et puis elle.

 

Elle, c’était une silhouette discrète, une présence floue dans le tableau. Une jeune fille d’à peine vingt ans, les cheveux toujours attachés n’importe comment, un manteau trop grand, souvent le même. Elle traversait la place chaque jour, toujours à la même heure, toujours le regard ailleurs. Henri n’a jamais su son nom. Il ne l’a jamais entendue parler. Mais il l’attendait. Il l’attendait comme d’autres attendent le printemps ou un dernier mot.

 

Ce n’est pas qu’elle était belle. Elle n’avait pas l’assurance des filles qui plaisent, ni la coquetterie de celles qui s’en soucient. Mais dans sa démarche, Henri lisait une mélodie brisée. Il y avait une fêlure dans ses pas, comme un fil qui aurait cassé à l’intérieur et qu’elle tenterait maladroitement de recoudre chaque jour, à chaque pas. Et Henri, qui n’a plus rien, se sentait exister à travers cette faille qu’il ne comprenait pas. Elle était son énigme, son poème muet.

 

Et puis un jour, elle ne passa pas.

 

Le matin s’étira, puis se brisa. Henri attendit, d’abord inquiet, puis fébrile, puis résigné. Il savait. Il savait, avec cette certitude qu’ont les vieux quand ils sentent la mort s’infiltrer dans les murs. Il ne la reverrait plus. Personne ne la reverrait plus.

 

Ce qu’Henri ne savait pas, c’est qu’à la sortie de la place, deux rues plus loin, après un petit chemin de terre envahi par les ronces, la jeune fille bifurquait toujours à droite. Elle passait une grille rouillée, tordue par le temps, contournait les restes d’un vieux transformateur à l’abandon, puis c’était le pied du vieux château d’eau.

Un cylindre de béton écorché, griffé par les hivers, lézardé de mousse et de silence. La légende urbaine disait qu’il est dangereux, que les échelles sont pourries, que des rats y vivent. Elle s’en fichait. Elle connaissait chaque recoin, chaque barre de fer, chaque écharde.

 

Juste avant de grimper, au même endroit, toujours, elle retirait ses chaussures. Un pan de béton plat, à l’abri d’un vent sourd, l’accueille. Elle se mettait pieds nus. C’était un rituel. Elle voulait sentir le froid du métal sous ses orteils, le poids du monde dans la plante de ses pieds. Elle glissait ses chaussures dans une fente entre deux briques, les y calait comme on range un secret. Elle montait. L’échelle était longue, verticale, raide. Le vent soufflait plus fort à mesure qu’elle montait, mais elle montait, toujours. Elle y grimpait comme on grimpe vers une réponse.

 

Tout en haut, c’était un monde à part. Là-haut, le vent était roi et le silence profond.

Une plateforme circulaire, entourée d’une rambarde branlante. Le ciel y semblait plus proche, plus cru. D’ici, la ville ressemblait à une maquette sans couleur. Elle s’asseyait contre le réservoir de métal, sur un vieux matelas oublié là par on ne sait qui.

 

Elle y lisait des traités de Nietzsche, de Cioran, de Schopenhauer, dévorait des pensées trop lourdes pour son âge, espérant qu’une vérité s’y cache. Et quand les mots des philosophes devenaient trop froids, elle les noyait dans des mangas pornographiques aux héroïnes à la fois soumises et invincibles. Des filles aux grands yeux, prisonnières d’univers absurdes, offertes, utilisées, puis oubliées. Elles ne pleurent plus. Elle non plus.

 

Elle s’y reconnaissait, sans honte. C’était toujours la même fable : une farce absurde, un théâtre de chair et de désespoir. Les deux lectures disaient la même chose. Que rien ne valait vraiment la peine. Que tout était déjà joué. Que la vie est une parenthèse grotesque.

Que l’humanité est un théâtre sans spectateurs. Que l’on tombe dès la naissance, et qu’on appelle cela marcher.

 

Souvent, elle restait là des heures, les jambes repliées contre elle. Le soleil déclinait, le froid montait. Elle pensait : Un jour, je sauterai.

Pas par drame, pas par émotion. Par logique. Par fatigue.

Par cohérence.

 

Et ce jour est venu.

La veille de sa disparition.

 

Elle a grimpé comme toujours, mais cette fois, elle a tout laissé.

Son sac, ses livres.

Elle a ôté son manteau. Son pull. Son jean.

Ses sous-vêtements.

Tout.

Elle a allumé un petit feu, avec un briquet volé, un geste lent. Elle a tout brûlé, regardé jusqu’au bout les flammes tout dévorer, en se masturbant machinalement, sans plaisir.

Et puis, elle a avancé, nue, jusqu’au bord.

Et puis, elle a enjambé la rambarde.

 

Il n’y eut pas de cri, pas de lettre. Juste un corps rendu au béton, une dernière pensée qui ne s’écrivit jamais.

 

Le lendemain, les journaux ne parlèrent pas d’elle.

Personne ne sembla remarquer son absence.

 

Mais Henri, si.

Henri regardait toujours par la fenêtre.

Et la place, ce jour-là, était vide comme un cœur qu’on a trop attendu.

 

Il resta là, des heures, les yeux secs, les doigts figés sur les accoudoirs de ce fauteuil. Dans le silence, il entendit presque sa voix, imaginaire, lui chuchoter :

"Merci de m'avoir vue."

 

Et alors, pour la première fois depuis très longtemps, Henri pleura.

Comme si ce n’était pas elle qui était tombée, mais lui...

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