New Orleans

Publié le 19 avril 2025 à 12:00

Elle descendait Royal Street à pas feutrés, pieds nus sur le pavé chaud du Vieux Carré, sa guitare serrée contre elle comme une promesse qu’on ne tiendrait jamais. Une robe trop fine pour la saison et des yeux pleins de nuits sans sommeil. Elle ne jouait pas. Pas une note. Pas un accord. Elle marchait. La guitare dormait contre sa hanche comme un fardeau muet.

 

Autour d’elle, la Nouvelle-Orléans s'étirait dans ses vapeurs d’alcool et de trompette, les lampadaires clignotaient paresseusement, et les rires ivres ricochaient sur les murs couverts de graffiti et de souvenirs. Le jazz vibrait depuis un bar ouvert aux fantômes, une contrebasse traçait une route invisible entre les ombres. Elle avançait au rythme des cuivres, spectre parmi les vivants, égarée dans un carnaval qui n’était pas le sien.

 

À l’angle de Chartres, trois femmes fumaient en silence, juchées sur des talons trop hauts, des rires graves aux lèvres, des cils aussi longs que des promesses. Leurs robes brillaient sous les néons comme des constellations oubliées. Elle les regarda, fascinée. Elles étaient belles — pas d’une beauté de magazine, mais d’une beauté fatiguée, pleine de rage et de douceur. Une d’elles lui fit un clin d’œil, l’air de dire "Toi aussi, t’es perdue."

 

Un peu plus loin, une voiture de patrouille stationnait, moteur au ralenti. À l’intérieur, un jeune flic à la mâchoire carrée observait la scène à travers le pare-brise embué. Son regard croisa celui de la fille à la guitare. Il ne dit rien. Ne bougea pas. Mais ses yeux la suivirent, longtemps, jusqu’à ce qu’elle tourne au coin, avalée par la nuit.

 

Bourbon Street s’éteignit derrière elle, remplacée par l’asphalte lézardé des banlieues oubliées. Les murs se fissuraient comme des vieilles peaux, les stores grinçaient dans le vent, et les chiens ne dormaient que d’un œil. Ici, plus de musique. Seulement le silence, et le frôlement de ses pas nus sur le bitume. Une errance sans direction, dictée par un chagrin qu’elle portait en bandoulière, plus lourd que sa guitare.

 

Elle marcha des heures. Parfois, elle s’arrêtait, levait les yeux vers les étoiles noyées par les réverbères, puis reprenait. Sans but, sans nom. Sur Hayne Blvd, le fleuve semblait proche, le vent portait l’odeur du large. Elle se laissa tomber à genoux. Se coucha, enfin. Pas de drame. Juste un abandon doux, sans cri.

 

Quand on la trouva au petit matin, les premières lueurs s’étiraient sur le béton. Son téléphone vibrait encore. Des dizaines de messages, tous signés d’une seule initiale : L. Sa petite sœur, à en croire les messages. Des mots venus de loin, de l’autre bout du monde, pleins d’amour en retard et de panique mal contenue.

 

Près de son corps, échappé de sa main, un bout de papier chiffonné, que le vent ne s’était pas donné la peine d’emporter. Une portée griffonnée au crayon, quelques notes d’un gospel inachevé. Comme un murmure lancé dans le vent :

"Take my hand, precious Lord..."

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Commentaires

ninasoumis
il y a 2 mois

New Orléans, la ville où naquit mon père , au tout début du siècle précédent........
Grosse bouffée de nostalgie; merci infiniment Raphaëlle!