Far West

Publié le 18 avril 2025 à 12:00

Le vieux Jeb, calé dans son fauteuil à bascule, tirait lentement sur sa pipe tandis que le vent du soir jouait avec la poussière du désert. Le bois grinçait doucement sous lui, un son familier, presque rassurant. Le soleil déclinait derrière l’éolienne, noyant la ville de poussière dans une lumière dorée et mélancolique.

 

Il la vit bien avant qu’elle n’arrive au saloon. Une silhouette à contre-jour, montée sur un cheval bai, qui avançait d’un pas tranquille mais assuré. Ce qui le frappa d’abord, ce furent les cheveux. Longs, argentés, comme des fils de lune. Pas gris, non — pas fanés par le temps comme les siens — mais vifs, presque irréels sous le soleil couchant. Et puis elle était pieds nus. Pieds nus dans cette ville brûlante, poussiéreuse, où même les serpents portaient des écailles de prudence.

 

Jeb serra sa pipe entre ses dents. Il se souvenait d’un autre temps, d’une autre silhouette qui avait traversé la rue de cette même manière — avec cette même insolence tranquille. C'était il y a longtemps. Une femme aux yeux de feu, armée jusqu’aux dents, qui avait mis fin à trois règlements de compte en une journée sans même froisser le bord de son chapeau. La légende disait qu’elle était repartie vers l’est, ou peut-être le sud, avec un sourire et une montre volée au maire.

 

« Les temps changent pas tant que ça », pensa-t-il en voyant le fusil accroché à la selle, le colt au ceinturon. Mais cette fille-là n’avait pas l’air de venir chercher la guerre. Elle avait l’air de quelqu’un qui portait un silence plus lourd que n’importe quelle querelle.

 

Elle s’approcha, le regard droit, pas arrogant, pas hostile. Juste... déterminé. Comme quelqu’un qui cherchait un endroit, ou peut-être un souvenir. Jeb sentit quelque chose remuer dans sa poitrine, un vieil écho. Était-elle une descendante ? Une revenante ? Une ombre envoyée par les souvenirs pour lui rappeler que le monde tournait encore, même ici, dans ce coin oublié ?

 

Elle s’arrêta devant le saloon. Le cheval renâcla un peu, levait de la poussière en frappant le sol. Jeb ne dit rien. Il tira une dernière fois sur sa pipe et recracha la fumée comme un soupir.

 

« Tu cherches quoi, gamine ? » pensa-t-il sans bouger les lèvres.

Peut-être qu’elle aussi se posait la même question.

 

Et dans le silence de cette ville figée, le vieux se dit que, peut-être, quelque chose allait enfin recommencer.

 

La jeune fille descendit de cheval sans un mot. Elle posa ses pieds nus dans la poussière chaude, s’approcha lentement du saloon, le colt rebondissant légèrement contre sa cuisse. Jeb la suivait des yeux, sans tourner la tête. Elle s'arrêta à quelques pas, le regarda. Longtemps.

 

— Vous êtes Jeb Carter ? demanda-t-elle, la voix basse mais claire.

 

Il hocha la tête, lentement.

 

— Mon père disait que vous étiez le dernier à avoir vu ma mère vivante.

 

Le vieux sentit le bois de son fauteuil grincer plus fort, comme s’il protestait à sa place. Sa gorge se serra. Des noms oubliés remontaient à la surface, des nuits sans sommeil, des regrets noyés dans le whisky tiède.

 

— Elle avait vos yeux, dit-il enfin. Et le même feu.

 

La jeune fille baissa les yeux un instant. Puis elle reprit :

 

— Je suis pas venue pour des réponses. Seulement pour comprendre. Si j’peux.

 

Un silence pesant s’installa, mais ce n’était pas un silence vide. C’était un silence plein de choses anciennes, de douleur et de respect. Le genre de silence qui scelle un pacte entre deux âmes fatiguées.

 

Jeb se redressa un peu dans son fauteuil, comme s’il se réveillait d’un long sommeil. Il tapota la marche du saloon du bout de sa botte.

 

— Approche, dit-il. On va parler. Le whisky est pas bon, mais il est honnête.

 

Elle acquiesça, attacha son cheval au vieux poteau et grimpa sur la terrasse, les lattes grinçant sous ses pas. Elle s’assit près de lui, pas trop près, juste assez pour que le vent du soir puisse passer entre eux.

 

Et tandis que le soleil s’éteignait lentement derrière les collines, l’un commença à raconter, et l’autre à écouter. Et la ville, longtemps figée dans le silence et la poussière, sembla enfin respirer à nouveau.

 

Le ciel pâlissait à peine quand elle ressortit du saloon. L’aube naissait doucement, effaçant les ombres de la nuit, recouvrant les rues vides d’une lumière bleutée, presque fragile. Les planches du perron craquèrent sous ses pas nus, et le vieux Jeb, toujours dans son fauteuil, la regarda passer sans un mot.

 

Ils avaient parlé toute la nuit. D’elle, de sa mère, de la poussière et des silences. Jeb avait fouillé dans sa mémoire comme on fouille un grenier abandonné : avec précaution, mais sans détour. Elle n’avait pas pleuré. Elle n’avait pas souri non plus. Elle avait juste écouté, hoché la tête parfois, et levé les yeux vers le plafond, comme si elle pouvait voir les étoiles à travers le bois.

 

Elle récupéra son cheval, tapota son encolure, resserra les sangles, vérifia le fusil toujours bien attaché à la selle. Puis, elle tourna la tête vers le vieux, une dernière fois.

 

— Merci, dit-elle.

 

Sa voix était la même que la veille, posée, calme. Mais il y avait quelque chose de plus dans ce mot-là. Un poids. Une libération peut-être.

 

Jeb hocha la tête, les yeux plissés contre la lumière naissante.

 

— Tu ressembles à ta mère. Pas juste les yeux... la manière d’partir aussi.

 

Elle sourit. Cette fois, oui. Un sourire fin, fugace, presque imperceptible. Puis elle se hissa en selle d’un seul mouvement fluide, tourna son cheval vers l’est — ou peut-être le sud — et s’éloigna sans se retourner.

 

Le vent du matin se leva doucement, soulevant une traînée de poussière sur son passage. Elle s’effaçait déjà dans la lumière montante, comme un mirage. Pieds nus, cheveux d’argent flottant derrière elle, portée par une quête qui n’avait plus besoin de questions.

 

Et Jeb, seul sur son perron, la pipe désormais éteinte entre les doigts, murmura pour lui-même :

 

— De nulle part... vers nulle part. Comme les vrais fantômes.

 

Puis il se redressa lentement, comme s’il venait de refermer un vieux livre. La ville pouvait se rendormir. Le passé avait parlé.

 

La fille atteignit les limites du comté alors que le soleil émergeait lentement derrière les collines, projetant des ombres longues sur le désert. Les premières lueurs révélaient les contours usés du paysage — le même que la veille, mais quelque chose avait changé. En elle. En ce lieu.

 

Le cheval ralentit à l’orée de la poussière. Elle s’arrêta un instant. Le silence autour d’elle n’était plus celui du vide, mais celui d’une fin. Ou peut-être d’un début. Elle glissa une main dans la poche intérieure de sa chemise.

 

Ses doigts effleurèrent le métal froid, cabossé. Elle la sortit lentement : une vieille étoile de shérif, noircie par le temps, tordue par la chaleur, fendue en son cœur par un trou net — une balle, tirée droit, jadis. C’était tout ce qu’il lui restait.

 

Pas une photo. Pas une lettre. Rien que cette étoile silencieuse, marquée par le plomb et l’histoire.

 

Elle la regarda longtemps. Une part d’elle voulait la garder. Mais une part plus profonde — celle qui avait écouté le vieux toute la nuit, celle qui comprenait maintenant — savait que certaines choses devaient être rendues à la poussière.

 

Sans un mot, elle laissa tomber l’étoile derrière elle. Le métal heurta le sol dans un son étouffé, à peine audible. Puis le vent la recouvrit lentement, comme s’il avait attendu ce moment.

 

Elle talonna son cheval et reprit sa route, sans se retourner.

 

Et derrière elle, dans la lumière dorée d’un matin naissant, une étoile brisée reposait seule dans la poussière, scintillant une dernière fois avant de disparaître.

Ajouter un commentaire

Commentaires

Il n'y a pas encore de commentaire.