Clélia avait dix-sept ans. Dix-sept années à peine, et déjà le monde la fatiguait.
Elle marchait comme on traverse un rêve : les épaules rentrées, le regard enfoncé dans l’horizon, toujours ailleurs. Elle parlait peu, mais écrivait sans fin. Des chiffres, des lettres, des signes cabalistiques, à la frontière du génie et de l’extase. Ses carnets ne contenaient ni journal intime, ni souvenirs — seulement des formules, des hypothèses, des esquisses d’infini.
Depuis qu’elle savait lire, elle lisait des traités de mathématiques comme d’autres dévoraient des romans. À huit ans, elle parlait à Euler comme à un ami. À douze, elle corrigeait ses professeurs en silence. Et maintenant, à dix-sept, elle poursuivait ce qu’elle appelait le dernier mur. Ce que personne n’avait su formuler. Ce qui, selon elle, ne demandait qu’à être découvert — non par hasard, mais par entêtement. Par pure nécessité.
Son esprit fonctionnait en spirales. Elle pouvait passer des heures à contempler une page vide, le regard immobile, le cœur battant à peine. Puis, soudain, tout s’éveillait. Elle griffonnait avec une fièvre douloureuse, comme si chaque équation arrachée à l’abîme la blessait un peu plus.
Elle vivait seule dans une pièce minuscule du sixième étage d’un immeuble égaré dans le béton d’une grande ville. Une fenêtre fêlée, un matelas au sol, une lampe bancale. Et des piles de papiers, de livres, de feuilles noircies. Elle avait renoncé au confort, aux bavardages, aux attentes ordinaires. Elle ne voulait pas vivre. Elle voulait comprendre.
Il y avait pourtant Llora.
Llora était l’incarnation même du présent : vivante, insolente, de celles qui brisent les règles pour en rire. Elle entrait dans la chambre de Clélia comme on entre dans une église profanée. Elle riait fort, bougeait trop, brûlait tout sur son passage. Et Clélia, sans comprendre pourquoi, la laissait faire.
C’était un lien étrange. Ce n’était pas de l’amour au sens simple. C’était une dépendance. Une tension. Une brûlure continue. Llora la touchait, l’éduquait, l’éprouvait. Elle avait découvert chez Clélia une fascination pour la douleur — pas celle qui détruit, mais celle qui aiguise. Comme si, à chaque marque laissée sur sa peau, elle creusait un peu plus profondément vers le noyau pur de sa pensée.
Les soirs, Llora la prenait. Avec des gestes parfois doux, souvent violents. Elle la giflait, la mordait, l’attachait, la battait. Et Clélia, nue sous la lumière froide, pleurait en silence, non de peur, mais d’abandon. C’était une offrande. Un rituel secret.
Et chaque fois, après la douleur, venait l’illumination. Elle écrivait plus vite. Elle perçait les mystères avec une clarté presque divine. Llora n’était pas seulement son amante. Elle était sa clef. Son épreuve.
Le théorème prenait forme.
Une construction lente, comme une cathédrale invisible. Chaque pierre posée au prix d’une nuit blanche, d’un cri étouffé, d’une ligne de code qu’on arrache au néant. Elle n’en parlait à personne. C’était son secret, son œuvre, son enfant monstrueux.
Et Llora commençait à s’inquiéter.
— Tu disparais, Clélia. Tu t’effaces. Tu me regardes sans me voir.
Mais Clélia souriait. Un sourire pâle, presque tendre.
— Je ne m’efface pas. Je me prépare.
Ses mains étaient couvertes d’encre. Ses bras, de cicatrices. Son corps tout entier semblait devenir un parchemin, une relique mathématique.
Puis vint la dernière nuit.
Clélia ne dormit pas. Le vent hurlait derrière la vitre. Llora était allongée, nue, les draps emmêlés autour d’elle. Elle l’appelait. Elle la suppliait de venir, de s’arrêter, de revenir à elle.
Mais Clélia écrivait.
Sa plume allait vite, avec la précision d’un cœur qui explose en silence. Les symboles coulaient. Les démonstrations s’imbriquaient. Tout devenait limpide. Parfait. Terrifiant de clarté.
Elle atteignit la fin au petit matin.
Un dernier signe. Une dernière lettre. Et tout fut dit.
Clélia s’arrêta. Elle fixa la page. Elle ne tremblait pas. Elle ne pleurait pas. Elle ne souriait même plus.
Il n’y avait rien.
Plus rien à chercher. Plus rien à aimer. Elle avait compris. Elle avait fini.
Elle se leva, couverte de marques, d’encre et de silence. Elle regarda Llora dormir. Elle s’approcha. Elle posa un baiser sur ses lèvres, un baiser d’adieu que l’autre ne sentit pas.
Et elle sortit.
Pieds nus. Le pas lent. Elle descendit les escaliers comme on descend dans l’eau. Elle ouvrit la porte de l’immeuble, et disparut dans la nuit encore tiède, juste avant l’aube.
On ne la revit jamais.
La police fut appelée. Llora pleura, hurla, chercha. Mais il ne resta rien. Rien que le théorème, posé sur la table. Une page parfaite. Incompréhensible.
Des experts furent convoqués. Des mathématiciens de renom. Tous reconnurent la beauté, l’évidence. Mais aucun ne parvint à comprendre ce qu’elle avait réellement démontré.
Ce n’était pas une équation comme les autres. C’était une forme de vérité si nue, si vaste, qu’elle échappait à toute tentative de la saisir. Certains parlèrent d’un langage divin. D’autres, d’un délire génial.
Llora, elle, ne dit rien.
Elle garda la feuille, rangée dans une boîte, au fond d’un tiroir qu’elle ne rouvrit jamais. Et parfois, la nuit, quand le silence revenait, elle sentait encore l’odeur d’encre et de sang, et le souffle chaud de Clélia, tout près d’elle.
Elle savait qu’elle ne reviendrait pas.
Elle avait trouvé ce qu’elle cherchait.
Et c’était au-delà du monde.
Des années ont passé.
Le monde a changé, comme il le fait toujours. Les visages se sont effacés, les noms aussi. Le nom de Clélia, lui, revient parfois dans des cercles très fermés — chuchoté avec une forme de crainte presque mystique. Dans certaines universités, on évoque « la démonstration de la disparue », comme une légende. D’autres la nomment le Manuscrit de l’Aube, car c’est à l’aube qu’elle est partie, et qu’elle a tout laissé.
La feuille existe encore. Jaunie, protégée sous verre dans un coffre d’acier. Peu savent où elle se trouve. Moins encore ont eu le droit de la lire. Ceux qui l’ont lue n’en parlent qu’à voix basse, avec le regard un peu fendu.
Un professeur du MIT a dit un jour, dans un murmure :
— Ce n’est pas une démonstration. C’est un miroir. Il ne prouve pas quelque chose. Il vous montre ce que vous n’êtes pas prêt à voir.
Un autre, après l’avoir étudiée trois nuits entières, s’est tu à jamais. Il a quitté son poste, brûlé ses propres travaux, et s’est retiré dans une forêt sans réseaux ni murs.
Certains affirment que le théorème n’est pas seulement mathématique. Qu’il contient une vérité sur le réel lui-même. Que Clélia a trouvé une brèche dans la structure de l’univers. Une faille dans le langage, dans le nombre, dans l’idée même de la séparation entre ce qui est et ce qui perçoit.
Une rumeur circule — invérifiable, invraisemblable — selon laquelle une équation, cachée dans la démonstration, semble changer de forme selon celui qui la lit. Qu’elle répond. Qu’elle reflète. Qu’elle s’adresse à celui qui ose vraiment la regarder.
Et toujours, au centre, cette idée qu’on n’arrive pas à formuler, mais que chacun ressent :
Clélia n’a pas fui.
Elle a traversé.
Le théorème dort encore. Intact.
Peut-être qu’un jour, quelqu’un lira la page, et comprendra ce qu’elle a vu.
Ou peut-être fallait-il, pour l’écrire, mourir à tout le reste.
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Commentaires
C'est beau, très beau, merci de faire vivre Clélia devant nous!
Que ça fait du bien de lire cela!
Merci Raphaëlle!