La première fois qu’elle sentit l’ivresse des profondeurs, Élise crut que la mer lui racontait une blague.
À trente-sept mètres sous la surface, tout était silence, hormis le bruissement de ses bulles, douces comme des soupirs. L’océan s’étirait autour d’elle, bleu d’encre, dense comme un rêve oublié. Les poissons-lunes dansaient lentement, vêtus de miroirs. Une murène lui fit un clin d’œil, puis s’évapora en volute de corail rose.
Le fond marin semblait un théâtre, et elle en était la spectatrice privilégiée. Pourtant, une chaleur étrange naquit dans sa poitrine, un éclat de rire sans cause, une légèreté qui faisait vibrer son masque.
— Tu es l'invitée d'honneur, chuchota un hippocampe en costume de majordome.
Élise cligna des yeux. Était-ce la narcose à l’azote ? Elle se souvint vaguement des cours de plongée : confusion, euphorie, hallucinations possibles. Mais ce qu’elle ressentait était plus vaste, comme si le monde réel s'était dissout dans l’eau salée.
Les roches au sol devenaient des fauteuils, les méduses des lustres vaporeux. Une raie manta passa au-dessus d’elle, immense, majestueuse, traînant un voile de constellations phosphorescentes.
— Suis-moi, dit-elle sans bouger les lèvres.
Élise obéit. Elle nagea, ivre, heureuse, comme si l’air de sa bouteille était du champagne cosmique. Elle vit un banc de poissons jouer au poker autour d’un volcan sous-marin. Un crabe philosophe lisait La Nausée de Sartre à voix haute. Un requin portait un monocle.
Mais quelque chose changea. La lumière devint plus bleue, plus froide. Le silence devint pesant. Elle vit sa propre silhouette se refléter dans une anémone, déformée, floue, presque étrangère.
— Il est temps, murmura une voix qui n’était pas la sienne.
Elle sentit la pression sur son crâne, une main invisible la ramenant vers le réel. La raie manta la fixait de ses yeux d’encre.
— Le bal est terminé, Élise. Remonte avant que ton esprit s’effiloche.
Elle comprit alors : l’abîme l’aimait. Et comme tout amour des profondeurs, il voulait la garder.
Elle remonta lentement, chaque mètre grignotant son euphorie. Les poissons perdirent leurs chapeaux. Le crabe redevint crustacé. Les méduses s’éteignirent.
Quand sa tête perça la surface, l’air du monde la frappa comme une gifle. Elle haleta, arracha son embout, rit encore. Un rire creux, salé, presque triste.
Depuis, chaque plongée est un retour vers ce royaume invisible. Et parfois, au plus profond, elle entend à nouveau ce murmure :
— Le bal n’attend que toi.
Et elle hésite à remonter.
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