Sans retour

Publié le 6 avril 2025 à 12:00

Léa n’avait jamais été du genre à faire du bruit.

 

Elle traversait les jours comme on traverse une pièce vide : sur la pointe des pieds, sans déranger les meubles ni réveiller les souvenirs. Les autres la voyaient, bien sûr. Une silhouette mince, des cheveux bruns trop longs, des yeux trop vastes pour son visage. Mais ils ne la regardaient pas vraiment. On ne voit pas ce qui ne crie pas.

 

Elle vivait avec sa mère, dans un petit appartement du troisième étage, au fond d’un couloir gris. Son père était parti depuis longtemps — un silence de plus dans la maison. Et sa mère, elle, survivait à l’idée qu’il ne reviendrait jamais. Chacune dans sa solitude, elles se croisaient sans se parler. Deux âmes échouées dans le même navire, mais regardant dans des directions opposées.

 

À l’école, Léa avait des notes correctes. Elle répondait quand on l’appelait. Elle souriait même parfois, de ce sourire qu’on apprend pour rassurer les autres. Personne ne se doutait. Ou peut-être que si, mais il est plus facile de ne pas poser de questions dont les réponses pourraient déranger.

 

Le soir, elle écrivait. Des pages entières de choses qu’elle ne disait pas. Des pensées qui n’avaient pas besoin d’être entendues, juste déposées quelque part, comme des galets au bord d’un fleuve. Parfois, elle dessinait des portes. Grandes, noires, sans poignées. Des échappatoires symboliques, des sorties de secours pour une vie qu’elle ne comprenait plus.

 

Elle avait 17 ans quand elle a décidé que c’était la fin.

 

Pas parce qu’un événement avait tout fait basculer. Pas parce que quelqu’un lui avait dit quelque chose de trop dur. Non. Juste parce que le monde lui paraissait trop lourd, trop vaste, trop vide. C’était comme si elle portait le poids de l’air. Elle ne dormait plus, ou trop. Elle ne pleurait plus, ou en silence. Et surtout, elle ne rêvait plus. Et quand une fille de 17 ans ne rêve plus, il ne reste pas grand-chose.

 

Ce matin-là, elle s’est réveillée tôt. Le ciel était d’un gris laiteux, suspendu comme un drap mouillé. Elle a fait son lit, rangé sa chambre. Chaque geste était calme, presque tendre. Elle a mis sa veste, glissé une enveloppe sous l’oreiller. Elle n’a rien pris d’autre. Pas de sac. Pas de téléphone. Juste elle-même, en entier.

 

Elle a marché longtemps. Les rues étaient presque vides. Quelques passants, des visages flous. Des vies qui continuaient, ignorant qu’une autre s’apprêtait à s’arrêter.

 

Léa est arrivée au vieux pont de la voie ferrée, celui que plus personne ne prend depuis qu’on a construit la nouvelle ligne. Un endroit oublié. Comme elle.

 

Elle s’est assise d’abord, les jambes dans le vide. Le vent lui soufflait des mots que personne d’autre ne comprenait. Elle a repensé à son enfance. À ce rire qu’elle avait autrefois. Aux chansons que sa mère lui chantait avant de sombrer dans le silence. À ce garçon de sa classe qui lui avait offert une marguerite en CE2.

 

Puis elle a fermé les yeux.

 

Et elle s’est levée.

 

Et dans ce dernier geste, il n’y avait ni colère, ni peur. Juste un adieu muet au monde qui n’avait pas su la retenir.

 

Elle a sauté.

Comme on souffle une bougie.

Comme on éteint la lumière dans une pièce vide.

 

Et personne ne comprit vraiment. On chercha des raisons. On interrogea les bulletins scolaires, les réseaux sociaux, les derniers messages. On lut la lettre. Elle était courte :

 

« Je suis désolée. J’ai essayé. Mais je ne veux plus rester là où je n’existe pas vraiment. »

 

Et dans un coin, griffonné comme un poème :

 

« Je ne vous en veux pas.

Je pars sans bruit.

Comme une ombre.

Comme un murmure.

Comme on éteint la lumière. »

 

Le lendemain, à l’aube, c’est un vieil homme qui la voit.

Jules.

 

Il travaille là depuis trop longtemps ; il ramasse les sacs, les canettes, les morceaux du monde que la ville recrache la nuit ; il a vu des rats, des mouettes mortes, des cadavres de fêtes.

Mais jamais ça.

 

Il pose sa veste sur son corps, par pudeur ; il ne crie pas ; il ne pleure pas. Il s’assoit à côté d’elle, sur la pierre. Et il murmure :

 

« Toi aussi, t’as choisi la mer, hein ? »

 

Il comprend. Pas les détails. Pas l’histoire. Mais la fatigue. La lassitude. Le point de bascule. Quand les secours partent, il reste. Et chaque jour, il revient, il lui parle dans sa tête.

 

« Je t’oublie pas, petite. Je t’oublie pas. »

 

Et le port continue de respirer.

Et la mer, fidèle, garde son secret.

 

Les années passent. Toulon change. Les volets se repeignent. Les cafés rouvrent. Mais Jules, lui, reste le même. Il s’use lentement. Comme le béton des quais. Et un soir d’hiver, il sent que c’est la fin. Pas la douleur. Pas la peur. Juste cette paix silencieuse, cette couverture grise. Il marche jusqu’au port. Sa veste est plus lourde. Ses mains tremblent. Il s’assoit sur la même pierre. Celle de Léa. Puis il ferme les yeux. Et il pense à elle.

 

« Tu m’as attendu, hein ? J’arrive. »

 

Il ne saute pas. Il s’endort. Assis. Les mains croisées. Le cœur tranquille.

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Commentaires

ninasoumis
il y a 5 mois

Léa, où es-tu?
Ton histoire ne le dis pas, mais j'ai l'impression de t'avoir connue......
Merci à Raphaëlle de nous avoir raconté ton histoire!