Elle s’appelait Jeanne, et c’était la première fois qu’elle montait sur un cargo. Pas un bateau de croisière aux cabines trop nettes, pas un voilier de plaisance, mais un vrai mastodonte d’acier, lent et lourd, qui fendait l’Atlantique comme on traverse un rêve qu’on ne comprend pas tout à fait. Le Punta del Sur partait de Rotterdam, cap au sud, via le canal de Panama, pour finir son périple à Valparaiso.
À bord, il y avait le grondement sourd des machines, la rouille sur les rampes, le chant grinçant des haubans quand le vent se levait. Jeanne passait ses journées sur le pont supérieur, entre le vide du ciel et l’éternité mouvante de la mer. Elle ne parlait pas beaucoup. Elle écoutait.
Les marins, eux, étaient un monde à part. Des hommes tatoués de souvenirs, au regard usé par le sel et les ports. Ils l’observaient de loin, avec cette retenue bourrue des gens qui vivent entre deux continents, deux vies. Un jeune mécanicien polonais lui offrit une orange un soir, sans un mot. Un vieux bosco philippin lui montra les constellations. Elle sentait leur respect distant, et quelque chose comme une tendresse secrète – ou peut-être était-ce la solitude qui rendait tout plus doux.
Il y avait aussi cette autre passagère. Une femme d'une quarantaine d'années, brune, les cheveux toujours relevés, le regard trop calme. Elle s’appelait Clara – du moins, c’est ce qu’elle avait dit. Elles partageaient les repas, quelques promenades sur le pont. Parfois, elles restaient des heures sans échanger un mot, assises côte à côte, regardant les goélands ou les lignes blanches que la coque traçait derrière elle.
Clara parlait peu d’elle-même. Jeanne ne posait pas de questions. Une tension flottait entre elles, une sorte de magnétisme discret, comme si chaque geste contenait une hésitation ou un début d’aveu. Un soir, sur le pont arrière, Clara lui prit la main. Juste un instant. Puis la lâcha. Elles ne dirent rien. Ce silence pesa lourd toute la nuit, puis s’effaça dans la routine des jours suivants, comme si rien ne s’était passé – ou comme si tout avait changé.
La mer… Jeanne la regardait comme on lit un poème. Elle y voyait des fragments de ce qu’elle était, des promesses de ce qu’elle pourrait devenir. Elle rêvait parfois de ne jamais arriver. De rester là, suspendue entre deux rivages, hors du monde.
Mais Valparaiso approchait.
Elle pensait à ce qu’elle ferait en arrivant : descendre, trouver un café, sentir la ville vibrer sous ses pas. Peut-être louer une chambre en haut des collines colorées, écrire, marcher, apprendre à nommer les choses en espagnol. Ou peut-être, elle ne ferait rien de tout cela. Peut-être qu’elle ne chercherait pas Clara dans la foule du port. Peut-être qu’elle la suivrait. Peut-être qu’elle remonterait sur le cargo, au dernier moment.
Valparaiso était un point d’arrivée. Ou peut-être un détour.
Comme Clara.
Comme la mer.
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