– 4 mars
Papa est mort ce matin. Je ne sais pas encore ce que je ressens. Je suis descendue à la cave juste après, comme si le silence des fûts pouvait m’apprendre à respirer de nouveau. L’air sentait le bois humide et les raisins passés. C’est étrange comme tout semble plus vieux aujourd’hui, même moi.
– 7 mars
Maman a pris le relais. Elle n’a pas pleuré devant moi. Elle portait sa veste en tweed, celle qu’elle met pour les vendanges, comme une armure. Elle m’a dit : « Tu dois apprendre, Camille. Ce domaine est à toi aussi maintenant. » Je n’ai rien dit. Je crois que j’ai peur.
– 15 mars
Je découvre les femmes du domaine. Il y a Jeanne, la maîtresse de chai – une femme aux mains calleuses, au regard tranchant comme une lame. C’est elle qui m’a appris à écouter les barriques. Elle dit que le vin parle, qu’il faut apprendre son langage. Il paraît que papa lui faisait confiance plus qu’à quiconque.
– 28 mars
Aujourd’hui, j’ai mis les pieds dans la terre. Pieds nus, dans une rangée de cabernet franc. Clotilde, la cheffe de culture, m’a dit : « Sens-là. C’est ça, l’héritage. Pas l’argent. Pas les murs. La terre. » Elle m’a fait tailler une vigne. J’ai pleuré après. Je ne sais même pas pourquoi.
– 10 avril
Les vendanges approchent. C’est tôt cette année. La météo est étrange. Je commence à comprendre les cycles. Il y a un rythme, un battement, une respiration dans chaque feuille, chaque grappe. J’apprends plus ici que dans n’importe quel lycée.
– 21 avril
Je rêve souvent de papa maintenant. Il ne me parle pas, mais il est là, entre les rangs, dans la brume du matin. Jeanne dit que les morts vivent dans ce que nous transmettons. J’ai commencé un carnet de notes. Le vrai travail commence.
– 1er mai
Aujourd’hui, j’ai dirigé une dégustation à l’aveugle pour la première fois. Jeanne m’a regardée, sans dire un mot. À la fin, elle a juste dit : « Ton père serait fière. Mais ne cours pas après son ombre. Trouve ton vin. »
– 10 mai
Je crois que je comprends enfin. Ce n’est pas seulement un domaine. C’est une mémoire vivante. Ce sont les femmes qui l’ont tenu debout. Maman, Jeanne, Clotilde… et maintenant moi.
– 15 mai
Il a plu toute la nuit. Ce matin, la terre fumait encore quand je suis descendue. Clotilde m’a montré les premières traces d’oïdium sur certaines feuilles. « La vigne est comme nous », elle a dit, « elle peut attraper ses faiblesses dans le silence. » Alors on a passé la matinée à surveiller, observer, couper ce qui devait l’être. Je me rends compte que j’ai appris à regarder autrement. Plus lentement.
– 18 mai
Je me suis surprise à rire aujourd’hui. Une vraie bouffée, sortie de nulle part. Louise, l’ouvrière la plus jeune du domaine, a fait une imitation parfaite de Jeanne quand elle déguste un vin – ce froncement de nez, ce silence exagérément long… Même Jeanne a souri. Ça fait du bien. Le deuil n’annule pas la lumière.
– 23 mai
J’ai retrouvé une vieille photo de papa dans le bureau. Il avait mon âge. Il tenait une grappe de merlot dans la main, le regard sérieux, concentré. À côté, il avait noté : "L’année où j’ai compris." Je me demande quand ce moment viendra pour moi. Peut-être qu’il est déjà en train d’arriver, par petites touches.
– 27 mai
Le chai est devenu mon refuge. L’odeur du vin, des fûts, du silence. Jeanne m’a laissée m’occuper d’une cuve en fermentation. Elle ne dit pas grand-chose, mais elle observe tout. Quand j’ai pris la décision de changer légèrement la température, elle n’a rien dit. Mais plus tard, elle m’a apporté un carnet : le sien. Des années de notes, d’essais, d’erreurs. Un cadeau immense.
– 2 juin
Aujourd’hui, c’était la fête des premières fleurs sur les vignes. Maman a organisé un déjeuner en plein air pour l’équipe. Tout le monde avait les mains tachées, les visages marqués par le travail. Mais il y avait une fierté tranquille. C’est ça, notre famille. Pas seulement celle du sang. Celle de la terre.
– 6 juin
Un orage a éclaté cette nuit. Violent, brutal. Je suis sortie sous la pluie, pieds nus, sans réfléchir. Les éclairs illuminaient les rangs de vigne comme une cathédrale vivante. J’ai crié. De tout mon corps. Pas de douleur. Pas de colère. Juste pour être là. Pour sentir que j’existe, encore.
– 11 juin
Je crois que je suis en train de changer. Ce domaine me façonne autant que je tente de le comprendre. Maman m’a appelée "femme de la terre" aujourd’hui. J’ai ri. Mais au fond, ça sonnait juste.
– 15 juin
Papa m’a légué un domaine, mais aussi une quête. Pas celle de faire le même vin que lui, mais de chercher le mien. Le premier cru qui portera mon nom est encore loin, mais je sens déjà sa naissance quelque part en moi.
– 20 juin
La chaleur est tombée d’un coup, comme une couverture sur les épaules. Le sol craque sous les pas, et les feuilles se referment un peu, comme pour se protéger. Clotilde dit que c’est un été sec, que la vigne va devoir puiser profond. Moi aussi, je crois. Il y a quelque chose de symbolique dans cette résistance silencieuse.
– 23 juin
Louise et moi avons passé l’après-midi à effeuiller les vignes. J’avais mal aux bras, la tête vide. Mais j’ai adoré ça. Ces gestes répétitifs, presque méditatifs. Elle m’a parlé de ses rêves : ouvrir un petit chai à elle, en biodynamie, avec ses sœurs. J’aime cette idée que la terre appelle certaines femmes, comme un chant qu’on ne peut ignorer.
– 30 juin
Ce matin, j’ai dégusté un échantillon de la cuve dont je m’occupe. Il y avait une note d’épice, fine, presque imperceptible, mais là. J’ai eu les larmes aux yeux. C’est fou ce que peut dire un liquide. On croit que c’est juste du vin, mais c’est de la mémoire liquide. Du temps concentré.
– 4 juillet
Maman m’a raconté comment elle est tombée amoureuse de papa : un jour de juillet, sur une rangée de cabernet sauvignon, il lui a tendu une grappe et lui a dit : « Goûte. C’est ça, la promesse de demain. » Elle ne m’avait jamais parlé comme ça de lui. Je crois qu’elle a besoin, elle aussi, de raconter. Alors j’écoute.
– 9 juillet
Je me sens parfois entre deux mondes. Trop jeune pour certains, trop "héritière" pour d’autres. Mais la vigne, elle, ne me juge pas. Elle ne demande rien, sauf qu’on la respecte. Jeanne m’a dit que c’était ça, le vrai secret : l’humilité. On ne contrôle rien, on accompagne.
– 13 juillet
Une vieille barrique a craqué dans le chai. Un coup sec, comme un soupir qui se libère. Jeanne a juré, puis elle a ri. « C’est vivant, ces choses-là. Comme nous. » On a siphonné le vin et refait les niveaux. J’ai eu du vin jusqu’au coude. Et j’ai ri aussi.
– 17 juillet
Il y a des soirs où tout devient clair. Ce soir, en regardant les ceps dans la lumière dorée, j’ai compris que je ne voulais plus partir d’ici. J’ai longtemps rêvé d’ailleurs, de grandes villes, de musées, de trains. Mais ici, chaque jour est une œuvre lente.
– 22 juillet
On commence à parler des vendanges. Les premières baies sont testées. Clotilde mâche les pépins comme si elle pouvait lire l’avenir. Moi, je goûte et je sens encore l’amertume. « Patience », dit-elle. Ce mot revient souvent. Comme une prière.
– 1er août
Le soleil brûle. La vigne tient bon, mais elle fatigue. On a installé des filets contre les oiseaux, qui viennent picorer les premières baies sucrées. Clotilde dit que cette année, le raisin a pris de l’avance. On parle de vendanger dès la fin du mois. Jeanne a levé un sourcil. « Ce sera tôt… mais si c’est le moment, on y va. » Je sens une tension douce dans l’air. Comme avant un accouchement.
– 10 août
J’ai rêvé de papa. Il ne disait rien, comme d’habitude, mais il me regardait avec ce sourire en coin qu’il avait quand il me testait. Dans le rêve, j’avais du raisin dans les mains, et il hochait la tête. Je me suis réveillée avec un mélange étrange de paix et de peur. Comme si je savais que l’heure approchait.
– 19 août
Premier jour des vendanges. On a commencé tôt, à la lueur des phares du tracteur. J’ai senti chaque grappe comme un battement de cœur dans mes mains. Louise m’a lancé une grappe en riant. Le jus collait à mes doigts, sucré, vibrant. Jeanne m’a confié une équipe. Elle m’a dit : « C’est ton baptême. » J’ai failli pleurer. Mais j’ai souri.
– 25 août
Le chai bourdonne. Les cuves fermentent. L’air est épais de chaleur et d’odeurs de fruit écrasé. Mon vin est là, quelque part, en train de naître. Je le surveille comme on veille un feu. Jeanne m’a laissée seule aujourd’hui pour faire le remontage. J’ai pris mon temps. J’ai parlé au vin, tout bas, comme on parle à un enfant.
– 3 septembre
Les fermentations avancent. Mon lot préféré, celui du cabernet sur la parcelle nord, développe des arômes profonds. Clotilde est venue sentir. Elle m’a dit : « Il est comme toi, celui-là. Franc et retenu. » Je n’ai rien dit, mais je l’ai noté dans mon carnet.
– 18 octobre
On a fait l’assemblage préliminaire. C’était étrange : des pipettes, des verres, des calculs… et pourtant, quelque chose d’instinctif, presque viscéral. J’ai proposé un équilibre différent de celui que Jeanne imaginait. On a goûté en silence. Et elle a simplement dit : « C’est le tien. »
– 4 janvier
Le vin est en barrique. Il dort, doucement. Moi aussi, un peu. Le rythme a ralenti. J’écris moins, mais je pense plus. Maman a encadré une étiquette vierge, et l’a accrochée au mur du bureau. Elle a écrit dessous : "À Camille. Premier cri." J’ai pleuré.
– 3 juin, un an plus tard
La mise en bouteille a eu lieu ce matin. Mon premier vin. J’ai tremblé en tenant la première bouteille. Une étiquette sobre, noire, avec mon prénom gravé en relief. Il s’appelle "Silence de Juin". Un clin d’œil à papa, à ce mois où j’ai su sans le dire que je ne resterais pas ici.
– 5 juin
Je l’ai goûté, seule. Dans la vigne, dans la parcelle nord. Le vin est jeune, tendu, mais il dit quelque chose de moi. De nous. Des femmes qui m’ont portée. Des racines que j’ai choisi d’embrasser. Ce n’est pas un vin parfait. Mais c’est le début de ma voie.
– 17 juin
J’ai préparé mon son sac. Rien de grand, juste ce qu'il faut. Je laisse une lettre à ma mère sur la table du chai, avec la bouteille de "Silence de Juin". Je ne pars pas par fuite. C'est autre chose. Un appel que je n’arrive pas à expliquer. Je pars. Pour voir. Pour me taire ailleurs, et peut-être, encore, pour apprendre à parler autrement. Je ne sais pas où. Mais je pars.
Épilogue
Camille ne revint jamais.
Le matin du 18 juin, sa mère trouva la lettre. La bouteille de "Silence de Juin" était encore scellée, posée au milieu de la table, comme une offrande ou un au revoir. Les jours passèrent, puis les semaines. Clotilde parcourut les hameaux voisins. Jeanne interrogea le facteur, les routiers, même un ancien régisseur d’un domaine en Bourgogne. Rien. Pas une trace.
Son absence, au début, fut une attente. Puis un murmure. Puis un silence que même les vendanges suivantes ne purent combler. Sa chambre resta intacte, le carnet de notes fermé sur son bureau. Personne n'osa l'ouvrir.
Mais le domaine vivait toujours. Et "Silence de Juin", son unique cuvée, reposait dans un coin du chai, près de la parcelle nord. Chaque année, une bouteille était ouverte en son nom. On la dégustait en silence, comme on écoute une histoire qu'on ne veut pas oublier.
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