Là où commencent les pas...

Publié le 3 avril 2025 à 12:00

Chapitre 1 : À même la terre

 

Je m'appelle Lila, j'ai 17 ans, et si tu me croises quelque part, il y a de grandes chances que je sois pieds nus. Pas parce que j'ai oublié mes chaussures. Non. C'est un choix, une sorte de chemin que j'ai décidé d'emprunter. Et ce chemin, je l'ai senti pour la première fois un été, chez ma grand-mère, dans un coin de campagne où le bitume disparaît derrière les herbes hautes et les chemins de terre.

 

Un matin, pressée d'aller lire sous le vieux pommier, j'ai simplement oublié mes sandales. Mes pieds ont rencontré la rosée fraîche, les cailloux ronds, la mousse douce et les brindilles sèches. Ce n'était pas seulement agréable, c'était vivant. Je n'avais jamais senti le monde comme ça. Alors j'ai recommencé. Dans le jardin, puis sur les chemins autour. Mes pieds se sont renforcés. J'ai appris à marcher autrement, à écouter le sol.

 

Quand je suis rentrée au lycée, j'ai continué. Pas dans les couloirs bien sûr, le règlement l'interdisait, mais dès que je sortais, je me débarrassais de mes chaussures. Je me suis documentée, j'ai découvert que le barefooting avait des bienfaits : meilleure posture, ancrage, connexion à soi. J'ai commencé à écrire sur un petit blog, à partager mes sensations, mes réflexions. Certains se sont moqués. D'autres ont essayé. Moi, j'ai tenu bon.

 

L'hiver a été une épreuve. Le froid mordait, la pierre gelée semblait vouloir repousser mes pas. Mais j'ai appris à sentir les limites, à respecter mon corps. Chaque matin, je sortais quelques minutes pieds nus, juste pour garder ce lien. Mes parents étaient sceptiques, inquiets parfois. Ma mère trouvait cela étrange, presque dangereux. Mon père, intrigué, m'a même accompagnée un jour, un matin de givre. Il a tenu trois minutes. On a ri longtemps.

 

Au printemps, j'ai été invitée à une rencontre minimaliste à Lyon. Là, j'ai rencontré des gens qui marchaient comme moi, qui vivaient autrement. J'étais la plus jeune, mais je me suis sentie à ma place pour la première fois. Une sorte de tribu silencieuse, unie par le goût du vrai.

 

C'est un dimanche matin, à une brocante de quartier, que je l'ai rencontrée. Éloïse. Une femme d'une trentaine d'années, aux cheveux courts, poivre et sel, pieds nus comme moi. Elle s'est approchée alors que je fouillais dans une caisse de livres, et m'a dit : «Toi aussi, tu marches entre les lignes ?» Cette phrase a suspendu le monde. On a parlé, beaucoup. Elle était illustratrice, voyageuse, sauvage et douce à la fois. Elle m'a donné une carte avec un dessin, une empreinte dans un cercle de feuilles. «Si jamais tu veux marcher un bout de chemin ensemble.»

 

Je lui ai écrit. On s'est revues. Dans son atelier, elle m'a tendu un carnet : «Dessine-moi ta façon de marcher.» Je ne savais pas dessiner. Mais j'ai essayé. Des spirales, des traces, des cailloux. Elle ajoutait parfois un trait, une couleur. On créait en silence. Et peu à peu, nos peaux ont commencé à se frôler. Un soir, sur un vieux tapis, nos corps se sont trouvés, comme deux éléments d'une même matière. Elle m'a touchée comme on touche une histoire qu'on respecte. Ses mains étaient sûres, lentes. Sa bouche traçait sur moi des lignes plus précises que n'importe quel pinceau. Nos souffles se mêlaient, nos corps s’ouvraient l’un à l’autre, sans crainte. Elle dessinait sur ma peau, du bout des doigts, et chaque trait m’arrachait un frisson. Il y avait dans notre étreinte quelque chose de sacré, de brut et de tendre à la fois. Elle m’a explorée comme une œuvre encore vierge, avec une patience fiévreuse, et moi je me suis laissée faire, abandonnée, curieuse, éveillée.

 

Nous sommes parties en voyage cet été-là. Les Pouilles, dans le sud de l'Italie. Des terres rouges, brûlantes, vibrantes. On marchait des heures, pieds nus sur la terre, sur la pierre, dans le sable. On dormait dans une vieille ferme abandonnée. On dessinait, on enregistrait nos pas, nos silences. Elle m'a demandé un soir si j'avais peur de l'aimer. J'ai dit non. Juste peur que ce soit trop beau pour durer. Elle a souri : «Alors on le vivra comme une œuvre d'art. Pas éternelle, mais inoubliable.»

 

Quand on est rentrées, on a monté une petite exposition : carnets, enregistrements, croquis. "À même la terre". Les gens étaient touchés. On nous a invitées ailleurs. On parlait de faire un livre. Et puis, un jour, Éloïse est partie. Une résidence d'artiste en Norvège. Trois mois. Peut-être plus. «Je reviendrai. Ou pas. Mais toi, continue à marcher.»

 

J'avais 18 ans. Je suis restée. J'ai trouvé un petit studio, monté des ateliers pour enfants, poursuivi mes projets. Je marche toujours pieds nus. J'écoute. J'écris. Et un matin de printemps, une lettre sans nom m'attendait. Un dessin : deux paires de pieds, puis une seule. En bas, trois mots : «Marche encore, Lila.»

 

Ce soir-là, je suis allée jusqu'à la mer. J'ai marché longtemps, jusqu'à ce que le sable devienne froid et humide. J'ai laissé mes empreintes, puis reculé doucement pour ne pas les effacer.

 

Parce que certaines traces n'ont pas besoin d'être suivies. Seulement respectées.

 

Et moi, je continue à marcher. Sans chaussures. Sans peur. Avec tout l’amour qu’on m’a laissé au creux de la peau.

 

Chapitre 2 : Les chemins de l’invisible

 

Cela faisait six mois qu’Éloïse était partie. Six mois à marcher seule, à construire, à grandir sans elle. Et puis un jour, sans prévenir, elle m’a écrit : «Rejoins-moi. Pas en Norvège. Plus au nord encore. Là où la lumière est rare et l’espace infini.»

 

J’ai pris un avion, puis un bus, puis un bateau. Je suis arrivée dans un village côtier du nord de la Suède, aux maisons rouges posées sur la glace comme des morceaux de conte. Elle m’attendait sur le quai, emmitouflée dans une cape en laine, les pieds toujours nus malgré la neige. Je l’ai prise dans mes bras, et le monde s’est recousu.

 

Là-bas, nous avons vécu comme des ombres paisibles. Les jours étaient courts, bleus, silencieux. Nous passions nos après-midi à créer : elle dessinait des constellations inventées sur des peaux de papier, et moi, j’écrivais. Pas des récits. Des sensations. Des fragments de souvenirs, de corps, de givre.

 

Le soir, nous nous glissions sous une couverture de laine épaisse, dans la cabane au poêle ronronnant. Nos peaux cherchaient la chaleur, mais aussi la mémoire. Nos corps s’étaient manqués. L’hiver les rapprochait. Il y avait dans nos gestes une lenteur nouvelle, presque sacrée. Elle m’enveloppait comme on enveloppe une braise, et moi, je m’ouvrais comme un secret gardé trop longtemps. Chaque baiser, chaque soupir réchauffait un peu plus ce que le froid avait figé.

 

Un jour, elle m’a emmenée sur un lac gelé. Nous avons marché, pieds nus sur la glace. Ça piquait, ça brûlait presque, mais c’était réel. Elle a dit : «Tu sens comme la terre est encore là, même sous la morsure ?»

 

J’ai compris. Que marcher, c’était résister. Créer du lien dans l’absence. Offrir son corps au monde, même quand il est froid, lointain, silencieux.

 

Nous sommes restées deux mois. Puis elle est repartie. Encore. Pour un projet en Islande. Cette fois, je ne l’ai pas suivie. J’ai choisi de rentrer. Mais je n’étais plus la même.

 

Aujourd’hui, j’ai 19 ans. Mon livre sort dans quelques semaines. Il s’appelle "Les chemins de l’invisible". Je l’ai écrit avec mes pas, mes souvenirs, et tout l’amour qu’elle a laissé en moi. Je continue à marcher, à aimer, à écouter la terre.

 

Et parfois, quand je ferme les yeux, je sens encore ses empreintes sur ma peau.

 

Chapitre 3 : La peau du monde

 

J’ai déménagé au printemps. Une petite maison au bord d’une forêt, dans le sud-ouest. Pas vraiment isolée, mais assez loin pour entendre les oiseaux sans interruption humaine. Je voulais un lieu pour créer, respirer, et marcher comme je l’entends. Chaque matin, j’ouvre les volets pieds nus. Même les jours de pluie. Surtout les jours de pluie.

 

Je vis seule, et pourtant je ne me suis jamais sentie aussi peu seule. Le sol parle. Il me parle. Je reconnais maintenant les moindres changements sous mes orteils : la tension dans les feuilles avant l’orage, la façon dont la terre devient tendre après une nuit chaude. Je ne prends plus de photos. J’écris avec mes pieds.

 

J’ai lancé un projet étrange : inviter des femmes, de tous âges, à venir marcher avec moi. Pieds nus. Pas pour prouver quelque chose, mais pour s’enlever un poids. Une barrière. Chaque week-end, j’accueille une, deux, parfois cinq voyageuses. On parle peu au début. On marche. Parfois on rit, parfois on pleure. Une a pleuré dès le premier contact avec le sol. Une autre a couru, comme délivrée.

 

C’est devenu une sorte de rituel. Au crépuscule, on s’assoit en cercle sur les feuilles sèches, et chacune raconte ce qu’elle a senti. Moi, je leur lis mes textes. Ou je me tais. Le silence, parfois, est plus nu que les mots.

 

Un soir d’été, j’ai reçu une lettre. Pas d’Éloïse cette fois. D’une inconnue. Elle avait lu mon livre. Elle disait que ça l’avait changée. Qu’elle marchait désormais pieds nus dans son jardin, et qu’elle se sentait enfin vivante. J’ai lu sa lettre à voix haute, au milieu du cercle. Et j’ai compris. Que tout ce que j’avais vécu, aimé, perdu… avait semé quelque chose.

 

Je n’attends plus Éloïse. Je l’aime toujours, peut-être. Mais autrement. Comme on aime une comète : pour la lumière qu’elle a laissée dans notre ciel.

 

Je continue à écrire. Un second livre est en route. Et chaque chapitre commence par une marche. Une sensation. Une empreinte.

 

Parce qu’au fond, c’est tout ce qu’on laisse : une trace. Une façon d’avoir touché la peau du monde.

 

Épilogue

 

Le dernier message d’Éloïse que j’ai reçu parlait d’une forêt de bouleaux, quelque part en Lettonie. Elle m’écrivait qu’elle rêvait encore de moi certaines nuits, qu’elle me sentait dans le vent, dans l’humidité du matin. Je n’ai pas répondu tout de suite.

 

Quelques jours plus tard, je lui ai envoyé une lettre. Trois pages écrites à la main. Des souvenirs, des aveux. Et ces mots, à la fin : «Je vais marcher, Éloïse. Plus loin que jamais. Si tu ne me retrouves pas, c’est que j’ai enfin trouvé l’endroit où je n’ai plus besoin de revenir.»

 

Depuis, plus rien. Mon téléphone est resté sur ma table, éteint. Mes réseaux sociaux se sont figés. Certains amis ont appelé. Inquiets. D’autres pensent que je suis partie écrire ailleurs, en paix.

 

Mais une chose est sûre : un matin, on a retrouvé une série d’empreintes dans la forêt voisine. Parfaites, alignées, nues. Elles s’enfonçaient dans les fougères, puis disparaissaient net. Comme si la terre elle-même les avait accueillies.

 

Personne ne m’a revue depuis. Mais parfois, quand le vent se lève entre les arbres, quand la brume danse sur les sentiers, des marcheuses disent sentir une présence. Une chaleur douce. Une empreinte invisible.

 

Et si tu tends l’oreille… il paraît qu’on entend des pas.

 

Des pas nus, légers, qui ne cherchent plus de destination. Seulement le frisson d’exister.

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Commentaires

ninasoumis
il y a 5 mois

Encore une histoire qui m'emporte avec elle......
Merci Raphaëlle!