Overdose

Publié le 16 avril 2025 à 12:00

Le manoir était réel. Massif. Effondré par endroits. Un squelette d’architecture oublié au fond d’une zone industrielle morte, entre des forêts de béton et des routes que plus personne n’éclairait. Il n’était pas hanté. Il n’y avait pas de présences, pas de chuchotements derrière les murs. Seulement elle, une jeune fille trop maigre dans un manteau trop grand, les yeux cernés par les nuits sans sommeil et les silences trop longs. Elle ne venait pas chercher de réponses. Elle ne fuyait pas. Elle venait là comme on va au bord d’un gouffre : pour ne rien y faire, juste être à la lisière.

 

À l’intérieur, la lumière ne perçait plus que par endroits. Des vitres brisées laissaient filtrer un jour blafard, incapable de réchauffer quoi que ce soit. Les pièces se succédaient, vides ou presque. Les plafonds s’étaient éventrés, des murs s’étaient ouverts comme des plaies, des sols avaient cédé. Tout sentait le froid, le bois pourri, l’humidité grasse des lieux qu’on a désertés depuis trop longtemps.

 

Elle passait de pièce en pièce sans but. Ses pas étouffés par les couches de poussière. Une errance sans mouvement véritable. Pas de progression. Pas de destination. Elle ne cherchait pas à comprendre l’histoire du manoir, ni à reconstituer ce qui s’était passé ici. Elle était là. C’était tout.

 

Les murs étaient couverts de tags. Certains colorés, presque joyeux, comme une provocation grotesque. D'autres plus crus, griffonnés à la hâte : insultes, prénoms oubliés, dessins maladroits de corps déformés. Il y avait une phrase qui revenait, dans plusieurs pièces, peinte à la bombe noire : « C’est ici que tout s’efface. » Elle la lisait, chaque fois, sans émotion particulière. Comme un panneau routier, inutile mais répété par habitude.

 

Elle ne parlait pas. N’avait personne à qui parler. Et il n’y avait que peu de sons. Aucun vent ici, aucun animal. Rien que le frottement discret de ses vêtements contre ses bras, le grincement du sol sous ses pas. Et, toujours, quelque part dans le manoir, ce bruit régulier : tic… tac… tic… tac…

 

Elle l’avait remarqué dès le premier jour. Le son venait d’une vieille horloge, fixée au mur du hall d’entrée. Une pendule murale, sans grâce, au bois usé, au verre fendu. Une seule aiguille bougeait encore, celle des secondes. Lentement. Inlassablement. Elle n’en connaissait pas la marque. Elle n’en avait jamais vu une comme ça. Mais ce n’était pas important. Ce bruit n’était pas inquiétant. Il était réel. Stable. C’était peut-être pour cela qu’elle revenait.

 

Le tic-tac ne comptait rien. Il ne mesurait pas une attente, ni un danger. Ce n’était pas un compte à rebours. C’était une mécanique qui tournait encore, malgré l’abandon, malgré la ruine. Un petit cœur de métal qui n’avait pas flanché.

 

Alors elle revenait. Chaque jour. Peut-être était-ce même plusieurs fois par jour. Elle ne portait pas de montre. Ne mangeait plus vraiment. Dormait mal. Le temps était devenu une abstraction, un filet qui se desserrait peu à peu autour d’elle.

 

Elle s’asseyait souvent au pied de l’horloge. Parfois des heures. Parfois moins. Elle regardait le mur. Écoutait. Elle pensait rarement à sa vie d’avant. Il n’y avait plus grand-chose à en dire. Des voix avaient disparu. Des visages aussi. Et puis un jour, elle était montée dans un bus, n’importe lequel. Elle était descendue à un kilomètre d’ici. Ce n’était pas plus absurde qu’ailleurs.

 

Elle s’était installée dans une chambre du deuxième étage. Il n’y avait plus de lit, mais un tapis sale et une fenêtre à demi intacte. Parfois, la lumière s’infiltrait par une fente dans les planches. Cela suffisait.

 

Elle n’avait pas peur. Ce lieu ne lui faisait pas de mal. Il ne la touchait même pas. Il la laissait être. Une silhouette de passage, une ombre sans nom dans ses couloirs défoncés.

 

Le tic-tac continuait.

Un jour, l’horloge s’arrêterait.

Elle aussi.

 

Un soir, la lumière ne vint pas. Le ciel dehors était d’un gris plombé, uniforme, oppressant. L’air dans le manoir s’était épaissi. Même la poussière semblait plus lourde, plus présente, comme si elle cherchait à tapisser ses poumons. Elle gravit les marches jusqu’au deuxième étage, ses jambes traînantes, molles, mécaniques. La rampe s’effritait sous ses doigts.

 

Dans sa chambre — si l’on pouvait appeler ainsi ce recoin abîmé de murs fissurés et de moquette pourrie — elle s’allongea sur le tapis, en silence. Il n’y avait pas de lit. Elle n’en voulait pas. Le sol lui suffisait. Il épousait la fatigue qui l’envahissait.

 

La seringue tomba de sa poche comme un objet oublié, familier. Elle ne la regarda même pas. Elle la prépara d’un geste calme, presque tendre. Il n’y avait ni précipitation, ni violence. C’était une chose simple, sobre, sans rituel ni pathos. Son regard se perdit un instant dans les fissures du plafond, dans les toiles d’araignées aux coins, dans les formes abstraites laissées par l’humidité. Rien ne bougeait. Même le tic-tac semblait lointain, comme assourdi.

 

Elle s’injecta sans trembler.

 

Le froid de la drogue fut immédiat. Puis le lent affaissement, comme une mer noire et tiède qui monte, recouvre, engloutit. Elle se sentit glisser hors d’elle-même, mais sans violence. C’était doux, flou. Elle ne pensa à rien. Ni à ses parents. Ni à un passé. Ni à un avenir. Il n’y avait rien de tout cela.

Seulement le plafond.

 

La pièce.

 

Et le tic… tac… tic… tac…

 

Sa respiration ralentit. Ses yeux se perdirent dans le vide. Son corps devint un poids sans nom, sans histoire. Une présence de moins dans un lieu qui n’en contenait déjà plus beaucoup.

 

Puis, dans le silence, l’horloge hésita.

 

Son aiguille, si constante, sembla marquer une pause. Un demi-souffle.

Tic…

Tac…

 

Un dernier battement, fragile, comme un doute. Comme une main tendue, mais trop tard.

 

Puis plus rien.

 

L’horloge s’arrêta.

 

Et le manoir, soudain, sembla retenir sa respiration. Un léger courant d’air fit virevolter une feuille arrachée à un carnet. Une lettre que personne ne trouva jamais, mais précieusement conservée par le manoir dans le coin le plus sombre de la petite chambre.

 

« Je n’attendrai pas demain.

 

Je n’ai pas la force de traverser une année de plus, ni même un jour. Je suis vide depuis trop longtemps. J’ai essayé, vraiment. Mais rien ne tient. Rien ne fait sens.

 

Je ne cherche pas qu’on m’excuse, ni qu’on m’explique. Ce n’est pas la faute des autres. Ce n’est pas la faute du monde. C’est juste… trop.

 

Je pars doucement, sans colère. C’est ma décision. Je veux que ça s’arrête ici. Ce manoir est silencieux. Il me ressemble.

 

Merci à ceux qui ont essayé.

 

Pardon à ceux que j’abandonne.

 

Je m’éteins avant d’avoir brûlé.

Demain je n’aurai pas 19 ans. »

 

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