Elle avait marché longtemps. Des jours entiers, peut-être. Le temps s’était dilué quelque part entre deux horizons identiques, effacés par le sable et le soleil. Le désert n’avait pas de nom. Ou alors, il en avait mille, chacun effacé par le vent qui arrachait les mots comme il arrachait les feuilles d’un vieux carnet jeté là, à la frontière de l’oubli.
Elle s’appelait Isa. Ou du moins, c’est ainsi qu’on l’avait appelée, autrefois. Avant le départ. Avant le silence. Maintenant, elle n’était qu’une silhouette fine aux pieds nus, traçant des pas éphémères sur une terre brûlante que personne ne voulait traverser.
Elle avait posé son sac comme on pose une décision : lourdement, sans retour. Un vieux sac râpé, qui portait encore la poussière d’autres villes, d’autres routes, d’autres départs qu’elle n’avait pas vraiment choisis. À côté, une flasque en métal cabossée. À l’intérieur, la tequila. Pas de la bonne. Une tequila rugueuse, sans douceur, sans parfum. Juste une brûlure nette. Franche. Comme un souvenir.
Elle en but une gorgée. Le liquide coula dans sa gorge comme une traînée de feu, mais elle ne toussa pas. Elle avait appris à boire seule. Elle avait appris beaucoup de choses, seule.
Assise sur un rocher, les bras entourant ses genoux, elle fixait l’horizon. Là-bas, à plusieurs kilomètres à peine, une autoroute découpait la ligne du monde. Une cicatrice droite dans le paysage. Les camions passaient, à intervalles réguliers. Des monstres de métal, fuyant eux aussi. Leurs moteurs grondaient dans le silence comme des tambours lointains, battements d’un cœur que le désert n’entendait plus.
Elle écoutait ces grondements comme d’autres écoutent une chanson familière. C’était le seul lien qu’il lui restait avec ce qu’elle avait quitté. Là-bas, derrière l’autoroute, il y avait eu des rues, des cafés, des rires, des regards. Un amour peut-être. Ou un mensonge. Elle ne voulait plus y penser, mais c’était impossible. On ne fuit pas ce qu’on est. On peut seulement essayer.
Elle se rappela le matin du départ. Pas de lettre. Pas de mot. Juste la poignée de porte tirée une dernière fois, doucement, comme pour ne pas réveiller la douleur. Elle s’était éclipsée entre deux battements de cœur, comme un souffle qui s’éteint. Et depuis, elle marchait. Sans carte. Sans direction. Seulement l’instinct, le besoin viscéral de se dissoudre quelque part où personne ne viendrait la chercher.
Le vent leva un peu de sable. Il glissa sur sa peau, s'accrocha à ses cheveux emmêlés, se glissa entre ses orteils. Elle ne bougea pas. Elle ne ressentait plus vraiment la douleur. Ses pieds, tannés par la route, ne saignaient plus depuis longtemps. Et même si c’était le cas, elle n’aurait pas regardé. Le corps s’habitue. L’âme, un peu moins.
Elle tendit la main vers la flasque, reprit une gorgée. Le goût âpre lui rappela cette soirée où elle avait ri trop fort, quelque part dans un bar, une main chaude sur sa cuisse, une chanson mexicaine en fond. Elle se souvenait de la lumière jaune, du vert trouble de la bouteille. Et puis du silence soudain, le lendemain. Le vide laissé par quelqu’un qui ne s’était pas retourné. Ce jour-là, elle avait compris ce que c’était de partir sans un mot. Et ce jour-là, peut-être, elle avait décidé qu’elle saurait le faire, elle aussi.
Derrière elle, le soleil déclinait. Il baignait le désert dans une lumière rouge sang, presque irréelle. Le ciel s’ouvrait comme une plaie immense, belle et violente. Tout était rouge, or, orange. La chaleur retombait doucement, mais le sol restait brûlant, comme la mémoire.
Elle ferma les yeux.
Elle pensa à ce qu’elle avait laissé. Pas seulement des gens. Pas seulement des visages. Elle avait laissé une version d’elle-même. Celle qui demandait la permission. Celle qui attendait. Celle qui croyait qu’on la retiendrait.
Personne ne l’avait retenue.
Elle rouvrit les yeux, reprit une dernière gorgée. Le monde grondait encore, au loin. Les camions passaient. Le désert ne disait rien.
Et elle, plantée là comme une herbe folle dans un paysage sans pitié, elle respirait.
Elle n’attendait rien. Elle n’espérait pas. Elle était.
Et parfois, c’est déjà beaucoup.
Ajouter un commentaire
Commentaires